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La responsabilité du point de vue des sciences de gestion et l’attribution des responsabilités de la crise financière selon Wall Street

Jean-Pierre Mustier, ancien n+8 de M. Jérôme Kerviel, aujourd'hui Président du groupe bancaire Unicredit (janvier 2008). Le Point

Le texte ci-après, inédit, est un extrait d’un compte-rendu élaboré par Kevin Levillain (CGS Mines ParisTech). Il fait la synthèse d’une intervention tenue le 13 juin 2013 à l’occasion d’une séance du séminaire « L’entreprise : propriété, création collective, monde commun » (Collège des Bernardins, département Économie et Société). Alain Loute, Olivia Nicol et moi-même étions intervenus pour proposer trois points de vue complémentaires sur la question de la responsabilité, des points de vue successivement philosophique, sociologique et gestionnaire.

Je ne reproduis ci-dessous que la partie concernant ma propre intervention, laquelle reprenait les grandes lignes d’une communication qui n’a pas fait l’objet de publication : Denis J.-Ph., Lavoisier L.-M., 2012, « De la dépendance du juge à l’indépendance du gestionnaire : quelques leçons du procès (dit) Kerviel », Colloque de l’Association Internationale de Recherche en Management Public (AIRMAP), 7 décembre. Ce texte, ancien, doit être lu en conservant en mémoire que la situation n’est plus, en 2018, ce qu’elle était en décembre 2012 et juin 2013. Le débat général suite à l’ensemble des interventions lors du séminaire est disponible dans le compte-rendu de la séance élaboré par Kevin Levillain (p. 14-18).


Introduction

L’affaire Kerviel est une affaire complexe qui est difficile à théoriser et à mettre en mots. En témoigne un article qui à la veille du rendu du dernier verdict le 24 octobre 2012, alors qu’il allait être envoyé pour publication, a complètement changé de nature avec le résultat annoncé par la première chambre de la cour d’appel du tribunal de grande instance de Paris. La modification en urgence du texte montre la complexité des enjeux et la difficulté de les saisir.

L’Affaire Kerviel ressemblerait à ce débat fictif orchestré sur Internet entre Keynes et Hayek mais ne porterait non pas sur la théorie économique mais sur l’opposition de deux visions gestionnaires du monde. Ce qu’on cherchera à démontrer ici, à travers plusieurs éléments de preuve, c’est que Jérôme Kerviel était non responsable et non coupable de la perte des 4 milliards 900 millions d’euros.

La Société Générale ne peut pas se prétendre victime d’abus de confiance

Le sujet ici n’est pas de retrouver la vérité de ce qui s’est réellement passé, mais de suivre l’argumentation développée dans le procès contre Jérôme Kerviel. Dans le cas de l’affaire Kerviel il y a trois chefs d’accusation :

  • Introduction frauduleuse de données dans un système informatisé 


  • Faux et usage de faux 


  • Abus de confiance

Jérôme Kerviel a reconnu les deux premiers chefs devant le juge Van Ruymbeke qui a constitué sur cette base une ordonnance de renvoi de 67 pages. Cette ordonnance qualifie ainsi la nature de l’infraction reconnue par l’accusé. 
Le débat porte donc sur le troisième chef d’inculpation, celui d’abus de confiance, et ce point est central car c’est celui qui permet de faire basculer la responsabilité pénale à la responsabilité civile, et donc d’exiger un dédommagement à hauteur du préjudice commis.

Du point de vue du chercheur ce cas est extrêmement marquant, car plutôt que de données quantitatives, ou qu’une irresponsabilité organisée diluée, on parle ici d’un cas de responsabilité qui touche une personne physique seule et bien identifiée, qui concentre l’intégralité de la perte. 
Or juridiquement, l’abus de confiance se caractérise en deux points :

  • La matérialité de l’abus de confiance : il faut pouvoir démontrer matériellement qu’il y a eu abus de confiance, ce qui est le cas à travers la reconnaissance des deux premiers chefs d’inculpation (faux et usage de faux et introduction de données frauduleuses) ;

  • Et l’intentionnalité de l’abus de confiance, point ici problématique car il faudrait démontrer que Kerviel a réalisé les deux premiers points dans l’optique de nuire à la Société Générale, or il ne cesse de répéter « j’ai fait ça pour faire gagner de l’argent à la banque, je n’ai pas cherché à commettre un abus de confiance vis-à-vis de mon employeur ».

La thèse de Société Générale est évidemment inverse et va comme suit : « comme nous ne savions pas qu’il faisait cela, il a outrepassé les termes de son mandat et a abusé la confiance de sa hiérarchie ». On voit apparaître au passage la transformation du contrat de travail en un « mandat », référant en sciences de gestion à la théorie de l’agence, point qui sera développé par la suite.

Le tribunal a jugé à deux reprises que cette thèse était effectivement juste, parvenant ainsi à l’exigence du dédommagement de presque 5 milliards d’euros. Mais un point n’a pas été soulevé sur cette question de l’abus de confiance : quel est le degré de connaissance que l’on estime suffisant pour accuser ?

Une comparaison avec les débats aux États-Unis sur les cas d’accusation de viol permet de comprendre cette interrogation : comment la personne violée peut-elle se prévaloir du fait qu’elle n’était pas responsable du fait d’avoir été violée ? Autrement dit n’a-t-elle pas participé à son propre viol ?

Ici, l’équivalent du problème se pose concernant le défaut de contrôle interne à la Société Générale. Il y a bel et bien eu abus de confiance car certes il y a eu défaut de contrôle interne, mais « ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de radar qu’on est autorisé à rouler à 200 » ! Ou « ce n’est pas parce que la maison était mal fermée que le cambrioleur était autorisé à la cambrioler ». Le défaut du système de contrôle interne est bien constaté, par la commission des sanctions qui va condamner la Société Générale à 4 millions d’euros d’amende, mais ce n’est pas ce défaut qui justifie que les responsables hiérarchiques n’ont pas été abusés.

Un problème logique : la Société Générale, reconnue pour ses pratiques de gouvernance

Mais dans le cas de la Société Générale, il y a un problème logique. Le problème logique c’est que c’est cette entreprise qui a, par l’entreprise de ses deux présidents Marc Viénot et Daniel Bouton, introduit en France les codes de bonnes pratiques en termes de gouvernance de l’entreprise (cf. les rapports Viénot I en 1995, Viénot II en 1998, et Bouton en 2002).

Autrement dit, cette entreprise popularise en France la théorie de l’agence qui s’appuie sur le marché des dirigeants, pour lequel l’élément de réputation du dirigeant est crucial, et est même un élément de régulation qui incite le dirigeant à se comporter dans le sens de l’intérêt de l’actionnaire.

Au moment où la Société Générale décide d’introduire ces codes de bonnes pratiques, il émerge de plus la spéculation que cette société est la meilleure banque au monde en matière de gestion des risques, et qu’elle est particulièrement soucieuse de l’intérêt des actionnaires. Et enfin, Michael Jensen, à l’origine avec William Meckling de la théorie de l’agence en 1976, avait conclu son adresse présidentielle devant l’association américaine de finance en 1993 en posant que « faire en sorte que les systèmes de contrôle interne fonctionnent constitue le défi majeur pour les chercheurs, tant en économie qu’en management », intitulant son papier « la faillite des systèmes de contrôle interne ».

La thèse défendue ici est donc très simple : puisque la Société Générale a les moyens de dépenser 100 millions d’euros de communication dans le cadre de l’affaire Kerviel en employant les consultants adéquats, et puisque la Société Générale prend le rôle de tête de pont dans la diffusion des codes de bonnes pratiques en matière de gouvernance d’entreprise, incluant dans l’esprit le contrôle des systèmes prôné par Jensen, il n’est pas possible pour la société de privatiser les bénéfices liés à son capital réputationnel en matière de gouvernance sans être tenue responsable des échecs de sa propre gouvernance y compris de son système de contrôle interne !

Autrement dit, comment peut-on juger qu’il y a un abus de confiance, intentionnel de J. Kerviel vis-à-vis de la Société Générale, alors que l’entreprise est censée être mieux informée que l’auteur lui-même de l’abus, des systèmes de gouvernance et de contrôle qui permettent de limiter ces abus ?

Notons d’ailleurs que suite à l’affaire Kerviel, dont on a pu maintes fois répéter le caractère isolé, les systèmes de contrôle ont été tellement modifiés et renforcés qu’ils sont allés jusqu’à modifier le modèle d’affaires même de la banque ! Fallait-il un Kerviel pour que les business models deviennent soutenables ? Se poser la question revient quasiment directement à poser la question de la responsabilité dans le cadre de l’affaire Kerviel : à qui donc profite le crime ?

Quel intérêt de s’arrêter sur le cas dit « Kerviel » ?

La théorie de la gouvernance d’entreprise prône l’utilisation de stock options, qui trouvent leur légitimité dans leur fonction d’aligner les intérêts des actionnaires et des dirigeants, en rendant le dirigeant propriétaire d’une part du capital de la société. Ainsi, sur la période 1998-2008, les bonus distribués sont considérables… Suffisamment d’ailleurs pour que dans d’autres pays que la France, les actionnaires votent des « clawbacks », clauses qui permettent d’exiger au mandataire social le remboursement des bonus perçus comme indûment versés au vu de la performance réelle.

Jensen et Meckling développent en 1992, repris en 1998, l’idée que la gouvernance d’entreprise doit prendre pour modèle le marché. Sur un marché il y a un alignement naturel des intérêts. Cela va théoriquement de pair avec une logique de responsabilité, les institutions garantissant les engagements pris de part et d’autre. Sur un marché, cet alignement se produit car il co-localise la connaissance spécifique et les droits décisionnels. Dans l’organisation, il n’y a plus de co-localisation spontanée des droits à prendre des décisions et de ceux qui ont la connaissance spécifique pour prendre ces décisions. C’est tout le problème de la délégation de responsabilité, et du mandat.

Il faudrait donc selon eux concevoir une architecture organisationnelle qui prenne en référence le marché mais impulse à l’intérieur de l’organisation de manière artificielle la logique du marché : c’est-à-dire concrètement un système d’incitation- sanction, et des mécanismes de contrôle. Jensen et Meckling font ainsi de l’équipe de direction les architectes de cette architecture organisationnelle.

Mais en réalité, en prenant ce rôle d’architecte, les responsabilités qui portent sur les dirigeants ne sont plus les mêmes : si le système « architecturé » s’effondre, on doit pouvoir se retourner contre ce concepteur, et non contre celui qui a ponctuellement fait s’effondrer l’ensemble…

Une conclusion sur la théorie de l’agence : le cas Enron

Jensen va cependant être très perturbé par le cas Enron, le faisant parvenir à la théorie de l’overvalued equity : il reconnaît qu’il n’avait pas prévu que le cours de bourse déclenchait des dynamiques d’ivresse, agissait comme une drogue, comme une « héroïne managériale ». Un dirigeant qui est en situation de prendre des décisions qui influencent sa propre rémunération, va être naturellement incité à faire augmenter le plus possible le cours de bourse. Que se passe- t-il alors si les entreprises deviennent surévaluées ? Par un facteur 100 ? Par un facteur 1 000 ?

Jensen explique ainsi la logique du dirigeant d’Enron, qui a dû se séparer de ses actions avant que la réévaluation ne se produise : au mois de septembre, il indique qu’Enron tiendra ses objectifs pour l’année, l’action est à 100 dollars ; en novembre, le cours s’effondre, et le cours atteint 10 cents.

Ainsi, Jensen reconnaît que l’alignement des intérêts du dirigeant sur le cours de Bourse incite le dirigeant à prendre des décisions maximisant le cours de bourse dans son propre intérêt, et non dans celui des actionnaires. N’est-ce pas là la conclusion de Berle & Means, expliquant que la séparation entre l’actionnaire et le gestionnaire était une bonne chose, ce dernier pouvant se projeter à long terme alors que le premier était coincé dans une logique de court terme… ?

Ce cas Enron est intéressant : l’évolution du cours de bourse est très proche de celle de la Société Générale, elle-même proche de celle de Vivendi Universal, etc. Au procès de première instance, Jean‑Marie Messier a défendu qu’il s’agît d’une faillite de son projet stratégique. Le parquet a soutenu dans son réquisitoire contre JMM « Vivendi n’est pas Enron », contredisant l’attaque des petits porteurs arguant que Messier avait transformé la Générale des Eaux en Enron. La justice française a cependant condamné Jean Marie Messier pour des faits similaires…

La Société Générale était-elle Enron  ?

La Société Générale était-elle Enron ? La question n’a jamais été soulevée… on ne mesure pas la taille du pavé dans la mare que cela susciterait. Mais est-on si sûr que ce n’était pour autant pas le cas ? Sayan Chatterjee a proposé une analyse sur les antécédents stratégiques de la faillite Enron avant que cela ne devienne le plus grand scandale financier de l’histoire, et on y trouve une proximité incroyable avec l’évolution stratégique de la Société Générale sur la période 1998-2007. Notamment, là où Enron faisait de la stratégie sans actif, la Société Générale faisait de la banque d’investissement par LBO : n’est-ce pas également de la stratégie sans actif ?

L’intérêt de soulever ce cas est de se souvenir que le cours de bourse n’est qu’une projection sur des revenus futurs. Or quand un dirigeant projette des cash flow futurs au cœur d’un mandat de trois ans, la réalisation effective de ces cash flows ne le concerne pas : en quelque sorte il n’y a jamais de responsabilité rétrospective. La question devient a posteriori « Est-ce que je peux prouver que je n’étais pas au courant qu’ils n’allaient pas suivre la trajectoire annoncée »…

Crise de confiance, crise de responsabilité

La Société Générale n’était pas n’importe quelle banque, et ce débat-là n’a jamais été porté. Quel est l’intérêt que ce débat n’ait pas pu émerger ? Le parallèle avec le cas Enron est instructif : doit-on considérer, à l’instar du nuage radioactif de Tchernobyl, que la crise financière n’a pas touché la France ? Aux États-Unis, les porteurs passent leur temps à assigner les banques, et en obtiennent des dédommagements en série, alors qu’en France elles ne sont jamais inquiétées…

Le débat est difficile à porter pour le chercheur, mais comment peut-on l’éviter lorsqu’on recherche un peu de vérité ? Le cas Enron était un abus de confiance, mais il a été commis par l’ensemble des équipes de direction vis-à-vis des actionnaires de l’entreprise, et en particulier des retraités et des salariés de l’entreprise… C’est une lecture très différente que l’on peut avoir du cas de la Société Générale : les petits porteurs et les salariés de la banque ne demandaient pas la condamnation de Kerviel à verser les 4,9 milliards : ils demandaient une peine de prison et un travail d’intérêt général ! C’est la personne morale qui a réclamé le dédommagement du préjudice subi.

En conclusion, il semble que ce cas soit représentatif d’une crise de confiance, d’une crise de la responsabilité, provoquée par le décalage entre l’accusation d’un jeune homme isolé pour abus de confiance et le fait d’épargner la principale banque européenne à la fois juge et victime : comment demander à ceux qui ont le moins d’être responsables, quand, au plus au niveau, on organise son irresponsabilité, et on dénie toutes formes de fautes ?

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