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La taxe cinéma en outre-mer, un outil très politique ?

Rue Cases-Nègres : image du film sorti en 1983. Euzhan Palcy/Carlotta Films

À chaque fois que vous vous rendez au cinéma, le billet acheté finance l’ensemble d’un circuit complexe allant de la création à la distribution finale du film.

Sur le prix du billet est en effet ponctionnée la Taxe spéciale additionnelle (TSA). Son taux, de 10,72 % permet de réunir une somme qui alimente le compte de soutien du CNC (Centre National du Cinéma et de l’image animée).

Ce soutien se décline en diverses aides – à la réécriture, au développement, à la production, à la distribution, etc.- aux productions et coproductions françaises afin de dynamiser l’industrie cinématographique française.

Or, bien qu’applicable dès 1948 dans toute la France (y compris les outre-mer), cette taxe n’est plus prélevée aux Antilles-Guyane depuis 1963. Malgré plusieurs relances de professionnels du cinéma antillo-guyanais et d’élus ultra-marins, il faudra attendre le 1er janvier 2016 pour que cette taxe devienne effective et que ses recettes viennent alimenter les caisses du CNC. Selon notre hypothèse, cette « non application » pose question et pourrait bien relever d’une forme d’invisibilisation du travail cinématographique des intellectuels ultra-marins.

La chronologie qui suit – partielle et néanmoins parlante – est formulée sur la base de travaux récents ayant fait l’objet de mémoires. Citons en particulier celui de Canelle Kieffer, Le Cinéma dans les Antilles Françaises : Émergence d’un Cinéma méconnu, sous la direction de Mme Catherine Bertho-Lavenir (Université Sorbonne Nouvelle, 2012) et celui de Patricia Monpierre, L’Évolution du Parc Cinématographique en Guadeloupe (Fémis, 2014).

Ces recherches rendent compte des difficultés à faire appliquer la TSA aux Antilles-Guyane et à la Réunion pendant plusieurs décennies.

De nombreuses tentatives infructueuses

Comme le précise le rapport de la Mission interministérielle d’expertise sur l’extension aux départements d’outre-mer des dispositifs de soutien au cinéma du Centre national du cinéma et de l’image animée datant de 2013,

« La TSA [taxe spéciale additionnelle au prix des billets de cinéma] instituée par la loi du 23 septembre 1948 – donc postérieure à la Constitution – a bien été applicable, dès l’origine, dans les DOM. Elle a été par la suite prorogée par l’article 5 de la loi du 6 août 1953 portant création du fonds de développement de l’industrie cinématographique. Ce n’est qu’en 1963 que la loi de finances (art. 5) supprime la perception de la TSA dans les DOM, à la demande des collectivités territoriales. »

Pourtant, et malgré plusieurs tentatives d’extension de la TSA en outre-mer, cette dernière n’est pas appliquée pendant plusieurs décennies.

Par exemple, en janvier 1966, le législateur veut étendre le régime de l’industrie cinématographique aux DOM. Il fait cependant face à un refus radical des exploitants prédominants qui avancent comme raison (sans doute pertinente au regard de la réalité économique des DOM à l’époque) que la mise en place du régime de l’industrie cinématographique fragiliserait complètement l’économie du cinéma dans les DOM. En effet, dans les années 60, les départements d’outre-mer ont un retard phénoménal à rattraper en termes d’infrastructures économiques et logistiques dans d’autres domaines que le cinéma.

En 1990, c’est le député guadeloupéen Frédéric Jalton qui présente une proposition de loi pour l’extension du code cinématographique. L’extension est votée, mais en excluant deux articles, celui sur la TSA et celui sur l’agrément et le visa d’exploitation.

Bande annonce du film Le gang des Antillais, Jean‑Claude Barny, 2016.

La question est ensuite de nouveau posée dans les années 1990, lorsque l’exploitation traverse une de ses plus graves crises, se traduisant par de nombreuses fermetures de salles, en France comme dans les outre-mer.

Un rapport sur la diffusion cinématographique dans les départements d’outre-mer est alors demandé en 1991 par le ministre de la Culture Jack Lang à Christian Phéline, directeur général-adjoint du CNC.

À la suite de ce rapport, la loi du 4 janvier 1993 étend (partiellement) aux DOM le code de l’industrie cinématographique, mais en raison d’un avis défavorable des collectivités territoriales, la TSA n’est pas rétablie.

En 2000, une nouvelle tentative d’extension de la taxe échoue : la loi d’orientation pour l’outre-mer prévoit donc seulement la création d’une Aide sélective aux tournages en outre-mer, financée sur les crédits centraux du Ministère de la Culture (décret du 29 octobre 2001).

Un houleux débat depuis les années 2000

Le débat est enfin relancé quelques années après avec la décision, intervenue en 2009, du Conseil Interministériel pour l’outre-mer (CIOM) d’étendre la TSA aux DOM.

Le texte, préparé à cette fin par le gouvernement et inscrit à l’article 35 du projet de loi de finances rectificative pour 2010, est soumis au Parlement, adopté à l’Assemblée nationale, mais rejeté au Sénat.

En 2009, l’article sur l’agrément et sur le visa est étendu après une campagne auprès du CNC.

Mais l’objet TSA reste toujours un sujet brûlant en discussion jusqu’en 2013, année où l’article 62 nonies (nouveau) (Art. L 115-1 du code du cinéma et de l’image animée) confirme l’extension aux départements d’outre-mer du dispositif de soutien à l’industrie cinématographique et de son financement par la taxe sur le prix des entrées aux spectacles cinématographiques. Une mesure largement soutenue par les artistes des départements et régions d’outre-mer (DROM).

Pour beaucoup d’entre eux, il s’agissait ainsi de défendre la richesse du cinéma antillais, dont les voix restent mal connues, en dépit de militants de longue date comme la journaliste Osange Silou-Kieffer, la toute première historienne du cinéma antillais et ardente défenseuse des cinémas caribéens et africains, décédée le 1er avril 2020.

Les enjeux de la lutte pour le cinéma antillais

La non-application de cette taxe si précieuse au financement de la production cinématographique française souligne la question du rapport que le CNC a longtemps entretenu avec la production cinématographique antillaise, à savoir la plus prolifique des outre-mer.

Il apparaît que la TSA n’a pendant longtemps pas été appliquée en outre-mer pour le simple maintien d’un monopole dans l’exploitation aux Antilles-Guyane comme à la Réunion.

De son côté, le CNC n’ayant pas l’obligation de contrôler les billetteries de l’outre-mer (la TSA n’y étant pas perçue), il fut longtemps possible à cet organisme comme à d’autres organismes publics et à des structures de production de faire valoir l’absence de données chiffrées sur le potentiel économique du cinéma antillais, le nombre d’entrées en France hexagonale étant, pour la plupart des films, assez faible.

Seuls quelques films comme Rue cases-Nègres (Euzhan Palcy, 1983), Nèg maron (Jean‑Claude Barny, 2005) ou certains films du réalisateur Lucien Jean‑Baptiste ont connu une distribution d’envergure et un certain succès en France hexagonale.

Du côté des Antilles, à titre d’exemple, le film Biguine (Guy Deslauriers, 2004) aurait, selon certaines estimations, fait près de 100 000 entrées aux Antilles-Guyane (sur une population de près d’un million habitants) mais aucun chiffrage officiel ne permet d’en attester… Une situation similaire concerne le film suivant du même réalisateur,Aliker(2008).

Le film Aliker, basé sur l’histoire d’un célèbre journaliste et militant communiste martiniquais, sorti en 2009 a peut-être été un « succès » au box-office en Martinique.

L’absence de prélèvement de la TSA associée au défaut de preuves du potentiel économique de ce cinéma « régional » autorisait pleinement une certaine « réticence » de soutien à ce cinéma à travers différentes aides, de l’aide automatique à la production de longs métrages à l’aide automatique à la production et à la diffusion du court-métrage en passant par la bourse des festivals et les aides sélectives.

À titre indicatif, selon Canelle Kieffer, jusqu’en 2012, il n’y a eu que cinq longs-métrages sur près de quarante-cinq films antillais produits qui aient obtenu une aide sélective, ce qui est peu pour un cinéma qui existe depuis 1968, date du premier court-métrage réalisé par un Antillais, à savoir Lorsque l’herbe du guadeloupéen Christian Lara, qui réalisera par la suite le premier long-métrage antillais ayant connu une exploitation commerciale en salles, l’incontournable Coco Lafleur, candidat (1979).

Coco Lafleur, candidat.

Acteurs noirs et créolité

Comment expliquer cette faible présence ? Est-ce parce qu’il s’agit d’un cinéma fondamentalement « de minorité » ?

Un cinéma où la majorité des personnages sont noirs, minorité dite visible mais dont la représentation en nombre et en qualité est encore une épineuse question dans le cinéma français. Rappelons-nous à ce sujet les mots de Régis Dubois dans Les Noirs dans le cinéma français. Mais aussi plus récemment Aïssa Maïga dans Noire n’est pas mon métier ou encore le documentaire diffusé début 2020, Le monde racisé du cinéma français de Blaise Mendjiwa, deux productions ayant eu un certain impact en France.

Aïssa Maïga.
Blaise Mendjiwa.

Une autre hypothèse concernant ce manque de visibilité concerne l’usage de la langue créole.

Pendant près de 15 ans la langue créole fut très présente dans les films antillais, dans un cinéma français où les langues régionales ne sont que très rarement mises en avant. On pense, entre autres, aux films de Jean Epstein tournés en breton, de Finis Terrae à Les feux de la mer mais aussi aux accents du sud des films de Marcel Pagnol et de Robert Guédiguian, ou encore au film Au bistro du coin de Charles Némès et produit par Sébastien Fechner, traduit en six langues régionales, dont le créole.

Ces expériences cinématographiques demeurent toutes rares afin d’éviter de « briser » l’unité linguistique de la République française.

Finis Terrae.

Un passé et des revendications identitaires qui dérangent

Peut-être que l’autre raison est aussi due au contenu de ces films qui n’hésitent pas à évoquer le passé esclavagiste et colonial de la France, touchant là un point longtemps peu traité dans les manuels scolaires d’histoire.

À ce jour, cette question n’est toujours pas traitée frontalement dans un film du cinéma français pouvant se revendiquer d’une grosse production, à l’exception de la série Tropiques Amers du réalisateur antillais Jean‑Claude Barny, diffusée pour la première fois sur France 3 en 2007.

Tropiques amers, de Jean‑Claude Barny 2007.

Bien entendu, à une échelle de production et de distribution bien plus modeste, certains longs-métrages du cinéma antillais, tels que Le sang du flamboyant (François Migeat, 1981) et le célèbre Rue cases nègres (Euzhan Palcy, 1983) abordent la question du passé esclavagiste par « détour », puisqu’ils traitent tous deux de l’exploitation racialisée dans les champs de cannes de la colonie post-esclavagiste de Martinique de la période 1930-1940.

Le sang du flamboyant.
Rue Cases-Nègres.

Le film West Indies ou les Nègres Marron de la Liberté (1979), adaptation de la pièce de théâtre Les négriers de l’auteur martiniquais Daniel Boukman par le réalisateur mauritanien Med Hondo, récemment disparu, considéré comme étant les prémisses du cinéma antillais, contient quelques séquences traitant de l’esclavage et de la traite négrière à travers une mise en scène théâtralisée assumée dans un décor pouvant faire écho à la cale d’un bateau négrier.

L’incontournable film de Guy Deslauriers, Passage du milieu (2000) représente, quant à lui, sur près des trois-quarts de sa durée, la traversée de l’Atlantique par les esclaves dans la cale du bateau négrier : le fameux « passage du milieu ».

Enfin, plus récemment, la traite et l’exploitation sexuelle en période d’esclavage ont été frontalement abordées, sous un angle féministe, dans Joséphine (2011) et Esclave et courtisane (2016) de Christian Lara.

West Indies ou les Nègres Marron de la Liberté.
Passage du milieu.
Esclave et courtisane.

Des revendications politiques en filigrane

La mise en scène de données socioculturelles spécifiques laisse planer l’ombre de l’identité (revendiquée) et, derrière elle, la possible résurgence d’un désir de séparatisme, d’autant plus à craindre que le cinéma antillais des années 1970 et 1980 fut, en partie, très ouvertement autonomiste ou indépendantiste.

L’instabilité sociale des Antilles-Guyane n’est par ailleurs plus à démontrer, les événements de 2009 rappelant la possibilité (encore présente) d’une « ébullition » collective difficile à contenir sur ces territoires éloignés.

Manifestations et émeutes en 2009.

Le long maintien de la non-application de la TSA aurait ainsi pu servir d’outil politique visant à réduire la puissance d’impact du cinéma, art des masses, aux Antilles françaises.

L’enjeu est en effet de taille : rien qu’en 2017, tous films confondus, plus de 4 millions d’entrées ont été comptabilisées entre la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et la Réunion, pour une population totale de près de 2 millions d’habitants.

La question de la TSA étant désormais réglée, une nouvelle relation (administrative et économique) entre le CNC, le système de production français et le cinéma antillais est ouverte.

Reste à savoir si les aides du CNC découlant de cette taxe désormais active et la prise en compte (chiffrée) du public des outre-mer permettront de voir émerger un cinéma ultra-marin reconnu pour ses spécificités et diffusé à sa juste valeur.

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