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La technostructure administrative a encore frappé : un énième rapport hostile aux universitaires français

Faut-il vraiment former les universitaires ? Jean-Pierre Clatot/AFP

Les atteintes aux libertés se suivent et se ressemblent. Après le projet de décret sur le doctorat, le suivi de carrière et l’interdiction de la sélection en Master 2, le monde universitaire est à nouveau agité par un rapport administratif (rapport de l’IGAENR), pourtant sorti en septembre 2015, mais totalement passé inaperçu. Du moins avant que l’actualité de la loi El Khomri sur le travail n’attire l’attention sur ce rapport dans lequel les membres de l’IGAENR ressortent des tiroirs du ministère la fameuse modulation des services des obligations des universitaires.

Rapport inadmissible

Faut-il rappeler que c’est cette disposition du projet de décret statutaire, dit décret Pécresse, qui avait provoqué en 2009 une protestation inusitée des universitaires et qui avait duré pendant plus de quatre mois (février-mai 2009) ?

Cette mobilisation avait, à l’époque, abouti à ce que le décret du 23 avril 2009 modifiant le décret de 1984 sur le statut des universitaires contienne l’obligation de l’accord de l’intéressé pour que la modulation ait lieu. Ce fut une défaite pour la technostructure administrative. Il aurait été bien naïf de croire que celle-ci renoncerait à une telle mesure qui correspond tant à ses vœux de traiter les universitaires en employés, soumis donc à la l’autorité des nouveaux managers des universités. Ce rapport de l’IGAENR, intitulé « Le recrutement, le déroulement de la carrière et la formation des enseignants-chercheurs » remet donc sur le tapis cette question de la modulation de service (p. 134) qu’on pensait réglée.

Et c’est pourquoi certains syndicats d’enseignants-chercheurs ont donc, à l’occasion de la contestation de la loi El Khomri, signalé ce rapport.

Toutefois, c’est le rapport en son entier qui est préoccupant, pour ne pas dire inadmissible.

En effet, il contient d’autres préconisations qui ne sont guère enthousiasmantes pour ceux qui continuent à envisager leur métier d’universitaire en France comme une mission digne d’intérêt.

Avant d’en critiquer ses principales orientations, il convient de noter cependant qu’il contient quelques données statistiques fort précieuses – par exemple sur la masse salariale des enseignants-chercheurs, sur le taux d’endo-recrutement.

Parfois même, on doit l’avouer, il propose des réflexions méritoires sur les failles de la procédure de recrutement local (pp. 49 et suiv.) ou sur l’absence de signification de l’année de stage avant la titularisation. Autant de questions qui mériteraient d’être prises en considération tant elles révèlent les tares actuelles du recrutement des universitaires en France.

Idéologie technocratique

Toutefois, malgré ses apports indéniables à la connaissance de la réalité du monde universitaire, ce rapport a surtout pour principal intérêt de faire apparaître au grand jour l’idéologie technocratique qui sous-tend les réformes censées améliorer les universités depuis plus de 15 ans.

Ses auteurs entendent présenter un rapport objectif et savant, avec des tableaux, des données statistiques et des notes de bas de page. Mais curieusement, toutes les données prétendument scientifiques qu’ils ont rassemblées vont dans le même sens : l’actuel système de la carrière universitaire en France est obsolète, dépassé et ne correspond plus au monde internationalisé des universités.

Les États-Unis sont présentés comme un modèle avec le système de la tenure track, les auteurs semblant ignorer que la « tenure » est désormais un luxe réservé à certains et que les universitaires américains rêvent quelquefois d’un système à la française.

Nos bons inspecteurs ont même découvert le Graal en allant visiter l’Université de Genève, qui est ici présentée comme un modèle à imiter car elle aurait rompu avec le système de la fonction publique. Si même la Suisse romande ne voulait plus d’universitaires fonctionnaires, alors tout serait possible…

Bref, le comparatisme, ici pratiqué, est plus que sommaire du point de vue méthodologique et il est orienté idéologiquement selon un axiome que l’on peut ainsi résumer : c’est mieux ailleurs et la France doit s’adapter à l’environnement international.

On a bien compris que les auteurs de ce rapport – qui n’ont qu’une connaissance bien « lointaine » de leur objet – ont été lourdement influencés par les personnes qu’ils ont pris la peine d’auditionner.

Qui retrouve-t-on parmi celles–ci ? Sans surprise, les présidents d’université les plus favorables à la loi LRU. Mais aussi des personnalités scientifiques dont les travaux n’ont jamais embarrassé ladite bureaucratie universitaire ou encore l’auteur d’un pamphlet contre le CNU. La mission de l’IGAENR avait tout à fait le droit de les entendre, mais il est curieux de s’apercevoir que c’est toujours le même son de cloche qui est recherché chez les personnes à auditionner.

C’est vraiment là tout un art de construire des rapports administratifs dans lequel les auteurs du présent rapport sont passés maîtres. Ils nous pardonneront sans doute si nous prenons la peine d’« inspecter » à notre tour leur travail d’inspecteurs…

Quel modèle ?

Il paraît que les rigidités du système français interdisent de recruter des chercheurs internationaux. L’Université de Toulouse I apparaît aux administrateurs comme un modèle, grâce notamment à la Fondation Laffont et à son prix Nobel, Jean Tirole. Elle a ainsi réussi à avoir beaucoup d’argent – tant mieux pour elle d’ailleurs. Faut-il pour autant penser le système actuel français à partir de cette exception ?

Plus largement, faut-il penser la réalité de l’ensemble des disciplines académiques en prenant comme seul exemple le modèle des économistes ?

L’échec retentissant des fondations partenariales prévues par la loi LRU et la structure du capitalisme français montrent bien que la réponse est négative.

À ce propos, le rapport IGAENR est étrangement silencieux sur le traitement salarial des universitaires français – cela n’entrerait pas dans l’objet de son enquête (p. 2).

Or le montant plus que modeste des traitements des professeurs et maîtres de conférences explique aussi la faible attractivité des postes en France. Mais nos bons inspecteurs regardent ailleurs. Ils traquent les rigidités et ils ont perçu les véritables ennemis : d’un côté, la cooptation et, de l’autre la centralisation de la carrière.

Le recrutement par les pairs est mal vu par les bureaucrates de l’Université, et cela pour une raison bien simple : il échappe, pour l’instant, aux « équipes de direction » (euphémisme révélateur utilisé par le rapport pour désigner les présidents d’Université et leurs collaborateurs).

Jamais ne vient à l’esprit des auteurs de ce rapport que c’est justement la cooptation qui est le fondement de tout bon recrutement universitaire.

Dommage qu’ils ne se soient pas rendus à Oxford, à Cambridge ou Berlin et Munich, ou à Yale ou à Harvard, ils auraient appris ce que « cooptation » universitaire veut dire. Cela ne signifie pas copinage, mais recrutement des meilleurs par les meilleurs, si nécessaire à travers des searching committees qui peuvent parfois poursuivre leur quête de l’excellence pendant plusieurs années…

Quant à la centralisation de la carrière, c’est de toute évidence l’obstacle absolu à abattre.

Reprenant l’antienne des présidents d’universités qu’ils ont pris le temps d’entendre, les inspecteurs de l’IGANER usent de la novlangue administrative pour dénoncer aussi bien la procédure de la qualification des maîtres de conférences et des professeurs que l’agrégation du supérieur (l’horreur absolue, évidemment). Aucun des poncifs habituels servant à dénoncer les solutions actuelles, que le CNU incarne, ne nous est épargné.

En même temps, et non sans une certaine contradiction, le rapport est bien obligé de constater l’existence de ce mal endogamique qu’est le localisme à la française, souvent favorisé par ces présidents d’universités qui voudraient voir disparaître le CNU…

On peut ainsi lire qu’il faut faire « des progrès en matière d’ouverture extérieure des recrutements » (p. 58). Les inspecteurs poussent l’audace jusqu’à affirmer, avec un courage qui les honore, que « la question de l’endo-recrutement doit être appréhendée sans dogmatisme » (p. 60).

Nous voilà rassurés. On l’est définitivement quand on lit la préconisation qui suit : « affiner le suivi de l’endo-recrutement et la définition des endo-recrutés pour distinguer les enseignants-chercheurs ayant acquis la totalité de leur expérience antérieure dans l’établissement recruteur, de ceux qui ayant soutenu leur thèse ou eu des fonctions de MCF dans cet établissement, ont réalisé une ou des mobilités dans d’autres établissements, en tant que post-doctorants, enseignant-chercheur ou chercheur » (p. 64) !…

Ne serait-il pas plus simple d’affirmer que, jusqu’à preuve du contraire, un travail correctement fait dans les sections du CNU peut servir à réduire considérablement le recrutement local et que la qualification exigeante constitue l’obstacle le plus sûr contre le risque d’un recrutement endogamique de mauvaise qualité ?

Lumière pédagogique

Le coup de grâce pour le lecteur et pour les universitaires se trouve dans la dernière partie du rapport, consacrée à « la formation des enseignants-chercheurs » (pp. 108 et suiv.).

Les auteurs du rapport voudraient faire croire que les universitaires ont besoin de se former. Que dire d’une telle absurdité, si ce n’est que les auteurs du rapport semblent ignorer que l’universitaire digne de ce nom ne fait que se former tout au long de sa vie professionnelle, en cherchant et en enseignant le fruit de sa recherche ?…

Et voilà qu’on voudrait le transformer en un agent qui aurait des « besoins de formation »…

Il s’agit comme on peut s’en douter de la formation pédagogique, et il est lourdement insinué que le taux d’échec en première année serait dû à une défaillance pédagogique (comme si la dévalorisation du bac et l’absence de sélection n’étaient pour rien dans ces taux monstrueux d’échec…).

On lit avec un certain étonnement que l’innovation pédagogique serait « un créneau » à prendre (p. 118) et on y apprend que les écoles d’ingénieurs seraient à imiter.

L’inévitable référence à l’enseignement à distance aux TICE (technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement) serait un autre argument en faveur de ce besoin de formation.

Enfin, comme souvent dans ce rapport, l’argument irréfutable serait ce qui passe à l’étranger, où l’herbe est plus verte et où l’on aurait découvert les vertus de la formation des universitaires.

C’est de là que viendra la lumière pédagogique qui améliorera les universités françaises. Quand on voit ce que les méthodes pédagogiques ont fait de l’enseignement primaire et secondaire en France, il y a de quoi frémir. Mais cette inquiétude n’effleure pas nos audacieux inspecteurs qui préfèrent tirer de l’étranger les recettes judicieuses pour améliorer la situation française…

Ce rapport est d’ailleurs curieux car il traite du statut des universitaires français mais il n’hésite pas, dans l’argumentation, à se référer à ce qui se pratique soit dans les grandes et moyennes écoles du secteur sélectif, où n’y enseignent pas des « universitaires », soit dans les universités étrangères où les conditions de travail sont très différentes et où les universitaires ont un tout autre statut. Comprenne qui pourra….

Inconscient soviétique

Concluons : rien de bien neuf dans ce énième rapport sur le statut des universitaires, sinon les habituels discours prétendument modernisateurs des « administrateurs » des Universités sur le statut des universitaires.

Ne comprenant pas ce métier particulier, comment peuvent-ils prétendre le réformer – du moins le réformer intelligemment ?

En réalité, ce genre de rapport est purement instrumental, car les conclusions auxquelles leurs auteurs du rapport prétendent parvenir par un raisonnement qui se voudrait objectif, sont préalablement orientées.

La bureaucratie universitaire ne s’est visiblement pas remise du sort fait à la suppression de la qualification, proposée dans un amendement sénatorial lors de la discussion de la loi Fioraso en 2013 et finalement non retenue. La commission mixte paritaire avait supprimé cet amendement, mais ses partisans avaient obtenu en compensation l’introduction de l’article 74, prévoyant un rapport formulant des propositions en vue d’améliorer le recrutement la formation des enseignants-chercheurs.

On comprend alors que, battue au Parlement, l’administration entend aujourd’hui prendre sa revanche. Ce énième rapport doit donc être lu à la lumière de l’échec parlementaire de 2013. Mais était-il bien nécessaire de mobiliser quatre inspecteurs de l’IGAENR pour qu’on retrouve tous les lieux communs de la littérature grise produite à la pelle par la technostructure administrative sur les universités et les universitaires ?

On peut en douter. En tout cas, les universitaires sont prévenus : l’inconscient soviétique qui semble animer la bureaucratie universitaire française est toujours à l’œuvre.

Ces ennemis de l’université que sont les membres de la technostructure administrative veulent continuer à tuer le métier d’universitaire avec une ténacité qui forcerait le respect si elle n’était mortifère pour nos universités.

Quant aux politiques, ils semblent vouloir faire le reste du travail de destruction en envisageant d’interdire la sélection en M2, seul lieu en France où les universités peuvent faire de la sélection, dans le seul but de complaire aux syndicats d’étudiants : la dernière digue est en train de s’effondrer. Mais on peut supposer qu’on reparlera de cette question actuellement pendante qui est gravissime même si, pour l’instant, elle n’intéresse guère les médias, pour user d’une litote.

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