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La valeur du vin, c’est aussi la valeur des mots

Des membres de la confrérie du Tastevin dégustent du vin, près de Nuits-Saint-Georges, à l'occasion de la 63e Saint-Vincent Tournante, fête annuelle des vignerons de Bourgogne. JEFF PACHOUD / AFP

La 58e vente des vins des Hospices de Nuits-Saint-Georges s’est conclue par une baisse historique de 15 % par rapport à l’édition 2018. Ce bilan, très décevant, était loin d’avoir été anticipé. En effet, quelques semaines auparavant, la vente des vins des Hospices de Beaune, à quelques kilomètres de là, avait abouti au « meilleur résultat jamais enregistré » en termes de fonds collectés, et les professionnels avaient annoncé la mise en vente à Nuits-Saint-Georges d’un cru de grande valeur, issu d’efforts particulièrement importants de la part des vignerons.

Hospices de Nuits-Saint-Georges : terroirs et savoir-faire (vidéo HospicesBeaune, janvier 2019).

Pourtant, non seulement les acheteurs n’en ont pas eu la même perception, mais en plus ils n’ont pas consenti aux efforts financiers nécessaires pour garder des prix élevés (ils étaient en hausse continue ces dernières années).

Les raisons de la déception

Cette différence entre les deux ventes est d’abord explicable par la différence entre le type d’enchère utilisée. À Beaune, celles-ci sont organisées par la société spécialisée Christie’s, ce qui leur donne un prestige international et une envergure créatrice de valeur financière, ce qui n’est pas le cas à Nuits-Saint-Georges, où le recrutement des acheteurs reste plus modeste. Mais cette baisse historique du montant des fonds récoltés aux Hospices de Nuits peut aussi s’expliquer par le choix des mots utilisés par les parties prenantes pour essayer d’influencer le marché.

Les organisateurs de la vente avaient surtout mis en avant le travail exceptionnel des vignerons pour convaincre les acheteurs potentiels. Jeff Pachoud/AFP

Les mots sont, en effet, des instruments d’influence stratégiques : ils peuvent orienter des comportements d’achat. Non seulement en suscitant un intérêt, mais aussi en décrivant l’identité d’un vin (Farrow et coll., 2018). C’est ensuite autour de cette identité qu’un « club » d’acheteurs va se construire ; ces acheteurs y gagnent en effet leur place parce qu’ils ont compris et intégré cette identité.

Comment s’opère cette construction ? D’une part, les personnes en charge de vendre un vin lors d’un événement spécifique savent que choisir un nom et des mots qui l’accompagnent est l’une des tâches les plus importantes. Il faut choisir des mots qui créent un cadre explicite dont ressortent des éléments saillants. Autrement dit, l’idée est de construire des « raccourcis cognitifs » chez les acheteurs potentiels pour les convaincre des attributs positifs du produit.

Survaloriser certains attributs

Selon la consultante Joëlle Brouard, dans le domaine du vin, les mots sont à la fois des biens, des services ou des facteurs de production qui conditionnent la réception et la trajectoire du vin sur un marché. Ils créent (ou détruisent) ainsi de la valeur. Cette valeur augmente avec l’utilisation de ces mots, leur compréhension et leur échange à l’intérieur du « club », et donc avec la taille de celui-là.

D’autre part, étant donné que les mots sont utilisés comme des marqueurs de « club » fermé, de « connaisseurs », leur valeur baisse si la taille de ce groupe est trop importante (car ceci fait disparaître le concept de « club ») et si l’accès y est trop aisé. Plus les individus qui les utilisent sont nombreux, plus les mots partagés perdent leur valeur, et le vocabulaire du vin doit être renouvelé pour créer des nouveaux « clubs » fermés. Feront partie du nouveau club seulement ceux qui comprennent les nouveaux mots. Lorsque la sophistication du vocabulaire augmente, comme ça peut être le cas dans le domaine du vin, les coûts de transactions pour comprendre les mots et accéder au statut de « membre » du club augmentent. Ainsi, les mots deviennent des « barrières à l’entrée ».

Dans le monde du vin, les mots sont des instruments d’influence stratégiques qui orientent les comportements d’achat. Richard Semik/Shutterstock

Un vin peut avoir plusieurs types d’attributs dont on peut parler à l’intérieur ou à l’extérieur d’un « club » : les attributs de recherche (sa couleur), d’expérience (son goût) et de croyance (par exemple un vin issu d’un processus respectueux de l’environnement ou d’un travail dans la vigne soutenu).

Ces attributs sont transmis par les producteurs, en direction des acheteurs potentiels. Comme ces acheteurs peuvent avoir une attention limitée, le producteur ne peut donc pas se contenter de fournir tout simplement une information factuelle, complète et pertinente, mais il devra, en plus, survaloriser certains attributs afin de capter l’attention des acheteurs qu’il désire faire entrer dans son « club ».

Défauts de coordination du discours

Que s’est-il passé aux Hospices de Nuits-Saint-Georges ? Nous avons identifié une tension entre ce que les producteurs ont pu communiquer et ce que les acheteurs ont pu entendre. À la différence de la vente des Hospices de Beaune, pour laquelle un « club » durable de prestige, de luxe, est balisé, cohérent, et fermé, la vente à Nuits-Saint-Georges se situe plus sur une gamme intermédiaire de prestige, popularité et accessibilité. Avec ce positionnement, les risques de défauts de coordination du discours augmentent, car les accès au « club » sont encore possibles et les moyens d’y parvenir non explicités. En effet, nous avons remarqué que les acheteurs restaient attachés à des descriptifs liés principalement à l’expérience de dégustation. Les professionnels, en revanche, valorisaient plus la production avec la mise en avant du travail du vigneron dans des vignes.

Notre recherche souligne donc la nécessité, pour les producteurs et professionnels, bien en amont de la vente des Hospices de Nuits-Saint-Georges, et en plus du travail sur le vin lui-même (production, élevage, etc.), de travailler en profondeur les choix de communication et de faire usage de mots spécifiques et différenciants, en accord avec les choix de positionnement stratégique et cohérent avec les tendances de marché (donc les attentes des acheteurs potentiels).

Sans vouloir suggérer une « rééducation » de l’acheteur potentiel de vin, il serait plutôt question d’intégrer ses préférences et choix exprimés afin de construire un « club » durable et cohérent, qui n’est pas convoqué uniquement à l’occasion des ventes des Hospices de Nuits, mais a une identité forte et un fort sentiment d’appartenance.

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