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La vérité est-elle vraiment ailleurs? Pxhere

La vérité est ailleurs: complots et sorcellerie

Editions MSH

Territoire d’expérimentation des politiques néolibérales, l’Afrique est devenue le lieu par excellence du développement d’une modernité sorcière qui mobilise les mêmes ressorts cognitifs et narratifs que les théories du complot circulant au sein de nos sociétés occidentales contemporaines, notamment dans les séries et films catastrophes. Donnant ainsi à voir un entremêlement grandissant d’images et de croyances, l’auteur met en exergue leur point d’ancrage commun : l’arbitraire désormais insupportable de l’accroissement des inégalités. À travers lui se propage en même temps que la globalisation un imaginaire inquiétant où s’opposent forces du bien et forces du mal. Extraits.


Plus de deux décennies après ses premières apparitions sur les écrans de télévision de très nombreux pays, la célèbre série nord-américaine X-Files : Aux frontières du réel y est brièvement revenue l’an dernier avec ses mêmes personnages (pour l’essentiel joués par les mêmes acteurs), ses mêmes intrigues et sa même musique particulièrement inquiétante et suggestive. Son non moins fameux sous-titre « La vérité est ailleurs », en forme de proclamation indiscutable, est identique lui aussi et les nouveaux épisodes de la série renouent entièrement avec le canevas des saisons qui avait si bien marché dans les années 1990.

La mythique série des « X-Files » dans les années 90.

Les deux principaux héros, Dana Scully et Fox Mulder, qui vivent désormais ensemble, sont toujours agents du FBI, mais ils continuent à se distinguer nettement dans leur manière d’appréhender les affaires étranges auxquelles ils ont à faire face et qu’ils sont tenus de dénouer. Tandis que la première, docteure en médecine, s’efforce de mobiliser sa raison, de recourir à des explications plausibles et de mobiliser ses compétences scientifiques pour décrypter les singuliers événements qui surviennent, le second estime, en désaccord presque constant avec sa partenaire, qu’ils ne sauraient en aucun cas relever du cadre habituel de l’expertise et de l’investigation policière.

Ce qui est remarquable, et surtout, particulièrement efficace dans un tel scénario (d’où sans doute le fait qu’il soit revenu inchangé deux décennies plus tard), c’est précisément le caractère de prime abord mal assorti du duo formé par Dana Scully et Fox Mulder. […] Leur duo fonctionne parfaitement, car leur constant désaccord produit à soi seul un continuel processus de dédoublement, comme si le cours des choses et des événements obéissait systématiquement à deux registres distincts. Il y a la quête de véridicité, de plausibilité et d’administration de la preuve que personnifie Dana Scully et il y a la « vérité », ou plutôt, les révélations que Fox Mulder prétend obtenir d’un ailleurs auquel il a, de manière privilégiée, accès. Tout se passe comme si, par leur opposition complémentaire, ils donnaient continûment à voir la manière foncièrement double par laquelle fonctionne le monde.

Duplicité du monde et théories du complot

On reconnaîtra certainement ici la façon dont procède ce qu’il est convenu d’appeler la ou les théories du complot ou encore la ou les théories conspirationnistes (conspiracy theory) qui, sur un mode assez similaire, distinguent deux mondes : celui des gens ordinaires, réputés naïfs ou manipulés, et celui des initiés qui savent que les vrais acteurs de ce qui advient sur la scène du monde se tiennent dans des coulisses où ils se terrent et s’emploient régulièrement à fomenter quelque mauvais coup. Dans cette perspective, il est loisible de constater que la brève reprise de X-Files 20 ans après ses débuts intervient alors même que les théories du complot font florès, spécialement grâce à leur diffusion par les réseaux sociaux. […]

Finalement, la série X-Files, aussi bien celle des années 1990 que celle qui nous est brièvement revenue 20 ans plus tard, semble n’être que l’une des très nombreuses expressions de cet imaginaire paranoïde qui s’est tout particulièrement amplifié aux États-Unis depuis plusieurs décennies, quand bien même, suivant l’historien Peter Knight, avait-il déjà germé à l’époque de la révolution américaine. Mais on avancera malgré tout, quitte à lui donner une place peut-être excessive, qu’elle en constitue un bon modèle, articulant particulièrement bien les manigances du dedans, celles des gens du pouvoir, et les menaces du dehors, qu’elles soient d’origine terrestre ou extraterrestre. […]

La sorcellerie d’une communauté villageoise africaine

Mon intérêt [pour la série X-Files] résulta bien plutôt du rapprochement que je fis presque involontairement avec un phénomène que j’avais commencé à étudier vingt bonnes années auparavant en Côte d’Ivoire et sur lequel d’autres anthropologues, spécialistes d’Afrique, avaient produit de grands classiques de la discipline. Il s’agissait de ce qui était appelé couramment sorcellerie ou witchcraft en anglais et à la compréhension de laquelle je m’étais en effet consacré en même temps qu’à la vision du monde et de la conception de la personne humaine qui lui était associée.

Je m’y étais dédié d’abord dans le cadre d’une monographie ethnique, puis, plus largement, dans celui de l’étude d’une manifestation singulière de la modernité ivoirienne qu’avaient incarnée plusieurs générations de prophètes locaux et dont l’objectif déclaré consistait à lutter contre une certaine sorcellerie aux fins de l’éradiquer. En l’occurrence, celle qui provenait précisément du tréfonds des paganismes africains et qu’ils considéraient comme particulièrement mauvaise.

Witchcraft, R. Decker, Hexen, Frontispiz (2004), 1508, Germany. Baldung Hexen/Wikimedia

Sans doute, n’y avait-il rien d’étonnant à rapprocher le scénario de la série nord-américaine du phénomène de la sorcellerie. Car, après tout, sans aller en Afrique et sans avoir à revenir sur mes propres travaux, la représentation de sorciers, et surtout de sorcières s’organisant nuitamment pour provoquer malheurs et désordres sociaux n’avait-elle pas présidé, autour du XVe et XVIe siècles, au début de la modernité européenne ?

N’était-ce pas là l’une des premières grandes théories du complot codifiées par l’Église catholique et ses meilleurs démonologues qui aboutit à de très nombreuses condamnations au bûcher ?

En allant même plus loin, n’a-t-on pas avec la figure du diable, très présente au sein des religions abrahamiques et dont on reparlera plus au long, le meilleur des conspirateurs ?

Un guérisseur Azandé, Afrique équatoriale. Début XXᵉ siècle. R. Buchta. Iconographic Collections/Wikimedia, CC BY-NC

Finalement, si j’ai d’abord songé aux thématiques de recherche qui m’occupèrent plusieurs années en Côte d’Ivoire, quitte par la suite, la globalisation aidant, à mettre davantage en regard la scène africaine et la scène occidentale, c’est que ledit canevas, produit de la grande industrie télévisuelle nord-américaine, était particulièrement évocateur de ce que j’avais pu saisir de l’univers sorcier d’une communauté villageoise ivoirienne, cet univers reposant sur des schèmes cognitifs et culturels manifestement enracinés de longue date.

En fait, ces schèmes n’étaient pas spécifiques à la population dont je m’efforçais par ailleurs de décrypter les principaux ressorts de l’organisation sociale et des systèmes symboliques. Lecteur appliqué, comme il se devait, de ces quelques textes majeurs de ma discipline, particulièrement de Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé d’Edward Evan Evans-Pritchard, et surtout de Théorie du pouvoir et idéologie de Marc Augé, lequel avait travaillé quelque temps auparavant auprès d’autres populations ivoiriennes, j’y avais retrouvé les grandes caractéristiques de l’univers sorcier de la communauté villageoise qui m’a durablement accueilli et dont je suis devenu, au fil des années, un hôte familier ».


L’ouvrage « La vérité est ailleurs, complots et sorcellerie », de Jean‑Pierre Dozon, est paru en septembre 2017, dans la collection « Interventions », dirigée par Michel Wieviorka et Julien Ténédos aux éditions Maison des sciences de l’homme.

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