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L’amateur à ses pinceaux

Les jurés Bruno Vannacci et Fabrice Bousteau, avec l'animatrice Marianne James. France 4

Rangez les pinceaux ! Le 6 janvier dernier, France Télévisions annonçait la déprogrammation de son émission-concours ] pour peintres amateurs À vos pinceaux, après deux diffusions seulement. C’est donc finalement l’audimat qui aura mis un terme à l’aventure, et non la polémique immédiatement lancée sur la toile par les professionnels de l’art, artistes et curateurs confondus. Cette modeste émission a soulevé une véritable tempête !

Choc des cultures

L’art dit « naïf » d’Henri Rousseau, dit le Douanier Rousseau. Henri Rousseau/Wikimédia

Les milieux artistiques qu’on aurait pu croire débarrassés d’une certaine vision romantique de l’Art et de toutes ses révérences majuscules, voire curieux de ce qui peut naître loin des cursus académiques, et pourquoi pas amusés par l’expérimentation même, n’ont cessé de vitupérer contre l’émission et ses animateurs depuis le 27 décembre.

Alors que les artistes, depuis le début du XXᵉ siècle, ont largement renouvelé leur vocabulaire graphique en explorant celui des pratiques naïves ou brutes, voire de la consommation de masse, ici l’homme du commun cher à Dubuffet sème la zizanie dans la galerie :

« Je suis bien persuadé qu’il y a en tout être humain un immense fond de créations et d’interprétations mentales de la plus haute valeur qui soit, et bien plus qu’il n’en faut pour susciter dans le domaine artistique une œuvre d’immense ampleur, si les circonstances, si les conditions extérieures viennent par hasard à se trouver réunies pour que cet individu s’éprenne d’œuvrer dans ce sens. »
Jean Dubuffet, « L’homme du commun à l’ouvrage », 1991

C’était à qui annoncerait le plus bruyamment qu’il résiliait son abonnement à Beaux-Arts Magazine (le rédacteur en chef Fabrice Bousteau faisant partie des jurés), qu’il exigeait de sa galerie qu’elle cesse toute collaboration avec ce magazine… On a pu lire dans ces espaces semi-privés que sont les groupes d’amis (qui peuvent rassembler des milliers de personnes) des insultes envers les deux animateurs, l’évocation des mânes des artistes maudits qui ont souffert, eux – oreille coupée, suicide, etc.- et se trouveraient insultés par cette émission, ou encore des constats apocalyptiques sur l’état de la société tombée dans le divertissement.

La sacralité de l’art en question

L’un des candidats s’est senti obligé d’expliquer sur son mur Facebook que ni lui ni ses comparses n’avaient la prétention d’être le « meilleur peintre », même amateur, l’enjeu étant surtout de montrer de la peinture à la télévision… Les animateurs eux-mêmes avaient pris bien des précautions : jamais les concurrents n’étaient désignés autrement que par l’expression « nos peintres amateurs », jamais le mot « art », jamais le mot « artiste ». Sans doute étaient-ils bien conscients que c’était là agiter le chiffon rouge.

La figure de l’artiste maudit a encore de beaux jours devant elle. Vincent van Gogh/Wikimédia, CC BY

On peut comprendre que des artistes, parce que leur parcours est difficile, sur le plan personnel comme de façon prosaïquement matérielle, soient agacés de voir la télévision consacrer un créneau de prime time non à l’art le plus exigeant mais à des pratiques amateurs. Mais vue de l’extérieur, la polémique surprend par sa virulence : elle donne à penser qu’il s’agit de faire respecter une certaine sacralité de l’art, et de tracer nettement la frontière entre ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas. Sans entrer dans des jugements de valeur – ni sur les concurrents, ni sur ceux qui tonnent contre –, la violence avec laquelle on exige cette distinction trahit au minimum une profonde insécurité.

Comme l’écrit – sur Facebook toujours – un artiste professionnel qui semble beaucoup moins angoissé sur sa propre condition : « Eh les gens, qu’est-ce que ça peut vous faire ? Éteignez la télé ! » Cette violence surprend dans un pays qui foisonne d’institutions artistiques, d’associations et de programmes de sensibilisation, comme si ceux qu’on souhaite rapprocher de l’art n’avaient d’autre place légitime que celle du spectateur, c’est-à-dire de consommateur culturel.

Pourtant, il n’est pas certain que déambuler dans des salles d’exposition soit une approche de l’art supérieure à celle qu’offre une pratique assidue, même modeste, qui vous met en face des difficultés de l’art comme de vos propres limites, limites qu’un artiste professionnel éprouve tous les jours, lui, et dont il fait la matière même de sa recherche esthétique.

Validation par la masse

Si cette polémique mérite qu’on s’y arrête, c’est parce qu’elle illustre les tensions que suscite la montée en puissance des anonymes et des logiques de validation par la masse. Depuis que nous sommes plongés dans une existence numérique, la réputation d’un individu s’y construit par l’addition des clics et des likes, y compris dans des secteurs où la légitimité était de longue date fondée sur la reconnaissance des pairs (critère qui est aussi à l’œuvre dans la recherche académique) et la connaissance des codes.

On retrouve ces tensions dans le monde des lettres au sujet des plateformes d’écriture (wattpad, fanfictions.fr etc.) et des maisons d’édition qui les utilisent : on s’y s’effare de voir des récits amateurs sans singularité évidente accéder à la publication et au succès parce qu’ils ressemblent à ce que la masse écrirait… si elle écrivait, devenant le produit idéal du marketing littéraire.

La place de l’amateur

Du point de vue de l’histoire culturelle, et pour quelqu’un qui travaille sur la pratique de la poésie scientifique, par des amateurs de science et souvent amateurs en littérature aussi, c’est donc la place faite à l’amateur dans la production des biens culturels qui semble en jeu dans cette affaire.

Jusqu’à la moitié du XIXᵉ siècle, les « acteurs institutionnels » que constituaient les académies et savants patentés toléraient encore une pratique amateur qui avait rendu bien des services aux sciences par la constitution d’un réseau de collecte d’observations scientifiques qu’eux-mêmes venaient ensuite filtrer : du crowdsourcing avant la lettre en quelque sorte. L’engouement des particuliers pour certaines sciences était finalement une ressource gratuite, qui fournissait aussi une assise populaire à ces disciplines. Chez nous comme chez nos voisins européens, encourager cette pratique fut un enjeu sociétal et économique bien perçu par les savants eux-mêmes, comme l’a montré James Secord dans Visions of Science.

Les beaux jours de la science amateur. Joseph Wright of Derby/Wikimédia

Notre époque fourmille d’exemples de projets collaboratifs menés avec des amateurs (depuis le succès en 2011 du jeu Foldit qui a permis de découvrir de nouvelles façons de plier des molécules d’ARN), ou de modestes makers qui mettent la main à la pâte sans attendre d’avoir reçu validation de quelque autorité légitime. Dans les sciences réputées dures, cette participation est désormais structurée et répertoriée (comme ici en astronomie).

Pour revenir dans le champ de l’art, les poètes scientifiques, modestes émissaires de la littérature et des sciences, ont participé à leur façon au XIXᵉ siècle à sensibiliser leurs contemporains aux enjeux des lettres et des sciences : en en diffusant les notions et les représentations, mais aussi en se confrontant à leurs difficultés, qu’ils se soient appelés André Chénier, Sully-Prudhomme ou Olivier Jules Richard, des Deux-Sèvres, amateur collectionneur de spécimens de lichens et poète du dimanche. Cette expérience d’une confrontation avec la pratique les amenait d’ailleurs à un profond respect envers les professionnels des deux bords.

Il en va de même pour nos peintres amateurs. Bien sûr il faut s’arracher à l’amateurisme pour faire œuvre… il est possible que les candidats ne soient pas des experts de la théorie esthétique et des mutations des arts plastiques depuis plus d’un siècle. Ils sont souvent attachés à des techniques qui ne sont plus dominantes sur le marché de l’art, et bien sûr l’amateur a ses conservatismes et ses ridicules parfois – mais les professionnels n’en ont-ils aucun ?

Un art vivant

Page Facebook de l’émission. Facebook

Dans notre monde d’ultraspécialisation, fragmenté et hyperadministré, les amateurs ont un rôle à jouer, comme le prouvent d’ailleurs nombre associations d’artistes d’intérêt local, à qui on ne reproche pas de ne pas être de vrais ni de bons artistes et qui maintiennent vivant l’intérêt pour l’art quel qu’il soit, qu’il ait sa place ou pas sur le « marché » et au sein des institutions.

L’accès de l’amateur au prime time n’insulte personne, il ne crée pas de « faux artistes », mais il peut aider les spectateurs à comprendre la difficulté de toute création, voire à sortir du rôle passif qui leur est assigné pour affiner leur regard et leurs catégories critiques, grâce à une pratique personnelle.

De manière plus générale, et quoi qu’on pense du style de l’émission et de ses concessions au « divertissement », ce type de proposition invite à dépasser l’opposition délétère entre consommateurs et producteurs d’art analysée par Bernard Stiegler, en restaurant la figure de l’amateur, porteur d’une « énergie généreuse » pour reprendre la belle expression du philosophe, et qui enrichit le monde… sans rien enlever aux artistes.

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