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Expliquer pour mieux agir

L’antisémitisme aujourd’hui

Profanation d'un cimetière en Alsace, en décembre 2018. Sébastien Bozon/ AFP

En avril dernier, quelque 250 personnalités publiaient dans Le Parisien un appel vibrant pour dénoncer le « nouvel antisémitisme » –, imputé sans trop de nuances à l’islamisme et à l’islam, ainsi qu’à la gauche radicale antisioniste. Outre que le caractère « nouveau » du phénomène était douteux – on en parle depuis une vingtaine d’années, sous cette appellation – le texte, d’un revers de plume, passait à côté du « vieil antisémitisme d’extrême droite ».

Il est, hélas, grand temps d’en finir avec les obsessions monomaniaques d’une intelligentsia qui ne veut voir qu’un aspect du mal profond qui ronge notre société, comme beaucoup d’autres.

Le « vieil antisémitisme » n’a pas disparu

Le « vieil antisémitisme », en effet, n’a jamais disparu. Malgré les efforts considérables de l’Église catholique qui a rompu avec lui à l’occasion du Concile Vatican 2, ouvert en octobre 1962, il s’alimente encore d’un antijudaïsme chrétien, lourd de préjugés ayant pour eux une bonne quinzaine de siècles d’existence – les Juifs sont un peuple déicide, ils refusent la conversion, et ils incarnent le mal par des pratiques maléfiques.

Les préjugés, opinions ou stéréotypes hostiles aux juifs se rencontrent dans toutes sortes de milieux, et les travaux de Nonna Mayer montrent qu’ils sont d’autant plus fréquents à droite, pour culminer parmi les électeurs et sympathisants d’extrême droite.

Ils se nourrissent aussi de la Shoah, qui devient dans des milieux variés une pure invention des Juifs – c’est le négationnisme –, ou une source d’argent pour eux – c’est la thèse du « shoah business ». Il en va de même avec l’existence d’Israël, qui suscite, là encore dans des milieux divers, un antisionisme dont ne sait jamais très bien jusqu’à quel point il est réductible à une simple haine antisémite – à moins que ce soit l’inverse. On ne peut pas réfléchir à la haine contemporaine des juifs sans prendre en compte ces deux thématiques.

Une circulation de la haine accélérée et démultipliée

On ne passe jamais automatiquement ou simplement des idées aux actes, et ce n’est pas parce que nombre de nos concitoyens professent la haine ou le mépris des juifs qu’ils sont disposés à transcrire ces affects concrètement.

Au cours des années récentes, c’est arrivé, néanmoins, et on peut évoquer, par exemple, en dehors du terrorisme islamiste de Mérah ou de Coulibaly, les profanations de tombes, voire de cimetières juifs, par des néo-nazis et assimilables, comme à Carpentras en 1990, le meurtre crapuleux en même temps qu’antisémite d’Ilan Halimi, laissé pour mort en 2006 par le « gang des barbares » de Youssouf Fofana (qui découvrira l’islam pour sa défense, depuis la prison).

Hommage à Ilan Halimi, à Sainte-Geneviève des Bois (Essone), le 13 février, deux jours après un acte de vandalisme. Bertrand Guay/AFP

Mais si le passage à l’acte ne concerne que quelques individus sur une population très large, il n’est pas pour autant acceptable de postuler l’absence totale de relation entre les violences concrètes et un climat, une propagande, la circulation de la haine accélérée et démultipliée par Internet et les réseaux sociaux.

Au contraire, la recrudescence des agressions antisémites dans la période récente doit être lue dans le contexte de violence plus général qui affecte notre pays, en même temps que fleurissent les « fake news » et que le « complotisme » fonctionne à plein régime.

Le re-légitimation de la violence

La violence des « actes » orchestrés par les « gilets jaunes » a marqué une rupture majeure dans ce qui était la caractéristique des trente ou quarante dernières années : elle réintroduit, en effet, une légitimité de la violence qui s’était perdue, le phénomène étant devenu un tabou.

N’est-ce pas elle, visible et hautement médiatisée, qui a permis – samedi après samedi – le recul d’Emmanuel Macron ? Ne peut-on pas dire qu’elle a payé ? N’a-t-elle pas aussi revêtu une tonalité insurrectionnelle qui a fait vibrer Jean‑Luc Mélenchon, alors même que les idéologies révolutionnaires étaient quasiment désertées depuis longtemps en France ? N’a-t-on pas entendu diverses références à 1789, mais aussi à la guillotine ? La violence a retrouvé dans la pratique, mais aussi dans l’imaginaire, une place qu’elle avait perdue, et cela peut exercer un effet sur certains esprits.

La hausse récente des actes antisémites n’est pas, a priori, imputable à une catégorie sociale précise, ni nécessairement à des organisations plus ou moins structurées idéologiquement et politiquement : il faut espérer que les enquêtes policières et la justice apporteront ici un éclairage qui, pour l’instant, fait défaut. Elle relève pourtant d’un raisonnement qui doit comporter une forte dimension sociologique.

La dangereuse césure « amis-ennemis »

D’une part, il est possible que certains actes relèvent du « nouvel antisémitisme », et donc de dérives islamistes. Et d’autre part, il est vraisemblable que d’autres actes s’inscrivent dans des logiques où co-existent le mensonge des fake news et la paranoïa du complotisme sur fond de fragmentation de la société.

Le mouvement des gilets jaunes a mis en effet en lumière une coupure très nette entre ceux qui craignent d’être les laissés-pour-compte du changement – ou qui le sont déjà, effectivement, sans être les plus pauvres ou les plus démunis – et l’univers des élites, du pouvoir, des centre-villes bourgeois, des partis politiques classiques, des journalistes, perçus alors comme des ennemis, ou presque.

À Paris, le 11 février 2019. Jacques Demarthon/AFP

Avec une telle césure amis-ennemis, la confiance, au sein de la population qui se sent abandonnée, ignorée ou méprisée est grande pour ceux qui s’intéressent aux « oubliés » et aux « invisibles » dont parlait Marine Le Pen. Au point que ce qui provient d’amis comme « information » est toujours crédible. Et symétriquement, la méfiance règne pour tout ce qui vient d’en haut, du centre, du monde politique et médiatique, prolongée presque naturellement par l’idée que les acteurs visibles de ce monde sont manipulés par d’autres acteurs, invisibles ou cachés.

On entre alors dans la défiance absolue, qui devient « complotisme », paranoïa. L’antisémitisme est un débouché disponible, facile, surtout lorsqu’il est activé par des experts en technologies digitales et des intellectuels comme Alain Soral ou des amuseurs comme Dieudonné.

En plus du « nouvel antisémitisme », qu’il ne s’agit pas de sous-estimer, les expressions les plus récentes d’antisémitisme, les plus concrètes aussi, ont certainement beaucoup à voir avec ce mélange explosif de re-légitimation de la violence dans l’espace public, et de coupure sociologique entre deux parties de la population.

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