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L'humain d'aujourd'hui vit de plus en plus enfermé dans sa maison énergétique et écolo ce qui le prive, paradoxalement, de liens véritables avec la nature. Shutterstock

L’architecture doit s’ouvrir à la nature

La crise du climat qui est la nôtre, c’est aussi une crise plus discrète, plus fondamentale, une crise de nos relations au vivant et de la sensibilité qui pourrait nous mener vers la sixième extinction des espèces.

Force est de reconnaître qu’il faut une transformation de nos manières de vivre et d’habiter ce monde.

Comme l’écrit le philosophe français Michel Serres en 1990, dans son essai Le contrat naturel, elle est loin l’époque où la population de la planète était composée essentiellement de paysans ou de pêcheurs, dont l’emploi du temps dépendait de l’état du ciel et des saisons. « Nos contemporains, entassés dans les villes, ne se servent plus ni de pelle ni de rame. L’essentiel de leurs activités se passe à l’intérieur, jamais plus à l’extérieur avec les choses. »

L’appauvrissement de nos sens dans la perception du monde actuel, dresse une barrière entre l’humain et son environnement. Paradoxalement, avec les nouvelles normes écologiques, la tendance actuelle veut que pour des questions purement énergétiques, on se protège encore plus de notre environnement extérieur. Au bout du compte, on s’enferme de plus en plus dans des bâtiments devenus des objets solitaires. Un objet qui est le fruit d’un long processus de déracinement et d’aliénation du monde propre à la modernité capitaliste qui a façonné l’Occident et qui domine maintenant toute la planète. Il devient de plus en plus évident que cette vision du monde nous éloigne de notre humanité et du vivant.

Beaucoup de penseurs et d’activistes contemporains portent et encouragent aujourd’hui ce renouement avec la nature et le vivant. Cela est devenu le sens de ma pratique, de mes enseignements et de mes travaux de recherches avec la Chaire Fayolle-Magil Construction de l’Université de Montréal. Le potentiel de dialogue et d’exploration demeure énorme et [c’est à travers un atelier collaboratif d’architecture] que je tente de l’incarner à travers le développement de nouvelles manières d’habiter le monde et de le construire.

L’Anthropocène

Cette idéologie du progrès et de la croissance nous a aussi laissés croire que la technologie résoudrait tous les problèmes. On se rend compte qu’après cinq décennies de progrès et d’expansion économique débridée, le problème n’est plus de savoir comment éviter d’excéder les limites de la planète mais d’éviter les crises climatiques, environnementales, sociales et aujourd’hui sanitaires.

Dès 1988, le GIEC, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, constate que le système Terre se fragilise et que l’humain provoque des changements révolutionnaires dans l’ordre géologique et dans l’ordre social. C’est le début d’une nouvelle ère géologique nouvelle qu’on appelle l’anthropocène, qui succéderait à l’Holocène.

La thèse de l’anthropocène, considéré comme le moment dans l’histoire où les activités humaines ont une incidence globale significative sur l’écosystème terrestre, se formule d’abord dans les champs de la climatologie et de la stratigraphie. Puis elle a pénétré massivement les sciences humaines et sociales au cours des années 2000 et s’est ancrée chez les architectes au début des années 2010, notamment grâce aux travaux de l’architecte française Léa Mosconi.

En architecture, la thèse de l’anthropocène peut se lire comme la nécessité de sortir d’une approche strictement énergétique des changements climatiques, pour penser une manière de développer un autre rapport au monde, de créer de nouvelles manières d’habiter et de construire notre monde avec toutes les entités vivantes.

Aujourd’hui, ce nouveau courant de pensée se déploie sous les termes « de nouveau réalisme » et s’éloigne du post-moderne et du structuralisme qui ne cherchait pas à comprendre les causes des faits humains, mais seulement leurs significations sociales.

De nouveaux champs de liberté

« Il pleut, que nous soyons là ou pas. Il fait froid en hiver, que nous le voulions ou pas », a écrit l'architecte suisse Philippe Rahm dans son essai Coronavirus ou le retour à la normale. L’histoire qui nous précède, fortement influencée par des questions culturelles, a largement ignoré les raisons climatiques qui ont façonné à travers les siècles, la forme des bâtiments et l’organisation des villes. Cette prise de conscience commence à poindre un peu partout dans le monde. L’acte de naissance de cette nouvelle approche serait la parution en 1997 de l’ouvrage du géographe Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés, qui place les facteurs environnementaux, climatiques, et sanitaires en amont des évènements sociaux. Elle est devenue plus que nécessaire aujourd’hui face aux enjeux du réchauffement climatique et de la pandémie de Covid-19. Car que sont ces deux phénomènes si ce n’est qu’un stupéfiant retour de la force de la nature ?

Philippe Rahm, qui est un des précurseurs d’une architecture davantage en lien avec le climat et dont le travail a été exposé dans plusieurs grands musées du monde, mentionne que cette catastrophe n’est pas une nouveauté. Elle a été le quotidien des êtres humains depuis la nuit des temps, à l’exception de nos cinquante dernières années !

Tout comme lui, je ne sais pas exactement comment ce tournant « réaliste » se traduira dans les autres domaines, mais je sais comment il se traduit déjà en urbanisme et en architecture. Il ouvre de nouveaux champs d’émancipation, de liberté, d’imagination et figure un formidable débouché pour faire face à la crise du climat.

Les enseignements du Fûdo

« Le Fûdo », publié en 1935, est l’œuvre majeure du penseur et philosophe japonais Watsuji Tetsurô (1889-1960). Il nous fait prendre conscience d’un monde qui, à la fois, existe et est vécu dans le même instant. Le terme « Fûdo » (fudosei) à été traduit en français par « médiance » par le géographe et philosophe Augustin Berque et cherche à montrer que le corps n’est plus entendu comme un objet du monde, mais comme un moyen de communiquer avec lui.

L’individu et la réalité du monde sont donc étroitement mêlés et le corps physique est le terrain même ou l’expérience (y compris nos rencontres) avec les objets du monde se produit. La culture japonaise valorise cette relation et ce contact avec la nature. Le plus bel exemple est l’architecture de la maison traditionnelle, qui s’ingénie à ne pas couper son intérieur du monde extérieur.

La culture japonaise valorise la relation et le contact avec la nature. Le plus bel exemple est l’architecture de la maison traditionnelle, qui s’ingénie à ne pas couper son intérieur du monde extérieur. Shutterstock

Le « Fûdo » c’est un mode existentiel de l’humanité qui a rapport au territoire et à son milieu. Le milieu n'est pas une nature extérieure à l’humain, mais quelque chose qui est gravée dans notre structure physique et mentale, comme l'écrit Watsuji Tetsurô dans la récente traduction français de Fûdo - Le milieu humain qui porte sur ce qui fonde et tisse concrètement le vécu des sociétés humaines à l’étendue terrestre.

Par exemple, l’air ne nous influence pas seulement par sa froideur et par sa chaleur, c’est aussi le réservoir de toutes sortes de forces inconnues. Cependant, nous ne savons pas encore comment celles-ci entrent en relation avec notre corps. C’est cela le secret de l’air. Ce que l’on peut dire de l’air, peut-être dit de l’eau, de la lumière, du sol, de sa faune et de sa flore des modes de vie (aliments et vêtements), des manières de travailler et de la totalité des différentes productions culturelles. Tout cela forme le tableau des milieux humains.

On ne saurait minimiser le potentiel éthique de cette idée qui porte en germe un tout autre monde qui ne serait plus simplement, un environnement réduit à un objet, exploitable.

Coupés de ce qui nous fait sentir, imaginer, penser, quelque chose manque terriblement, ce dont témoigne l’indifférence avec laquelle le ravage de la Terre est toujours globalement accepté. Et cela démontre que ce nouveau tournant ouvre de nouveaux champs d’émancipation, de liberté et d’imagination.

La Terre n’est pas seulement une affaire de géologie et d’exploitation, mais un milieu de vie pour des millions d’espèces incluant la nôtre. Le Fûdo, c’est l’expression créatrice de ce rapport à la Terre et c’est ce en quoi l’œuvre de l’architecte peut déployer et non pas ravager. Révéler le sens des choses autour de nous, c’est cela même sur lequel nous devons nous attarder.

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