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En-tête des courriers de l’expédition. Auteur inconnu. Estampe sur papier. Muséum d’histoire naturelle, Le Havre

L’art au service de la science : retour sur l’incroyable expédition Baudin (1800-1804)

Quatre cents dessins de la Collection Lesueur du Muséum d’histoire naturelle du Havre, ainsi que des manuscrits, cartes et objets provenant des Archives nationales et d’autres musées français viennent de prendre le large, direction l’Australie pour une expédition itinérante.

Ces documents et objets proviennent de l’extraordinaire voyage de découverte (1800-1804) aux Terres australes commandé par le capitaine Nicolas Baudin. Au cours de ce voyage, ce sont plus de 100 000 échantillons et 2 500 espèces encore inconnues des Européens qui furent collectés.

Cette exposition exceptionnelle en six escales – Adélaïde, Launceston, Hobart, Sydney, Canberra, Fremantle – intitulée « The Art of Science : Baudin’s Voyagers 1800-1804 », s’inscrit dans le projet de mémoire partagée entre la France et l’Australie : « Imagination, explorations, souvenirs : l’histoire commune de la France et l’Australie ».

Lagostrophus fasciatus (lièvre wallaby rayé). Péron and Lesueur, 1807, Australie occidentale. Aquarelle et encre sur papier. Muséum d’histoire naturelle, Le Havre

En prélude, l’exposition « L’œil et la main » se visite jusqu’au 30 août 2016 à l’ambassade d’Australie de Paris. On peut y admirer une cinquantaine de dessins de la Collection Lesueur.

En Australie, de juillet 2016 à décembre 2018, l’exposition « L’art au service de la science : Les voyageurs de l’expédition de Nicolas Baudin 1800-1804 », inaugurée officiellement le 7 juillet dernier au Musée de la marine de Port Adélaïde, témoigne simultanément de la remarquable qualité du travail artistique et scientifique du voyage, de la redoutable complexité de son déroulement et de la diversité des travaux effectués.

Une période tourmentée

L’histoire du voyage du Capitaine Nicolas Baudin parti à la découverte des côtes des Terres australes (l’Australie) encore inconnues des Européens est captivante à plus d’un titre. Au lendemain de la Révolution, les Français furent projetés dans une série de bouleversements politiques, institutionnels, sociaux et culturels.

Quelques mois avant que le voyage ne fût décidé, Napoléon Bonaparte prenait le pouvoir en déclarant « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée. Elle est finie ». Sous son gouvernement, un « Empire des sciences » se substitua aux idéaux des Lumières et de la Révolution française.

C’est dans ce contexte que, le 19 octobre 1800, le capitaine Baudin, aux commandes de la corvette Le Géographe, et le capitaine Jacques Félix Emmanuel Hamelin, aux commandes de sa consœur Le Naturaliste, quittèrent Le Havre sous les applaudissements. L’expédition embarquait plus de savants que celles de La Pérouse et de d’Entrecasteaux : à Paris, une vingtaine avait été officiellement sélectionnée par l’Institut national (l’Institut de France) : des astronomes, des zoologistes, des botanistes, des minéralogistes, des ingénieurs-géographes, des peintres dessinateurs et des jardiniers-botanistes.

Cependant, dix d’entre eux abandonnèrent l’expédition à l’escale de l’Isle de France (île Maurice, alors française) pour cause de maladie ou d'autres raisons. Parmi ces défections, figuraient les trois artistes officiels de l’expédition, Lebrun, Milbert et Garnier que Baudin remplaça par Charles-Alexandre Lesueur et Nicolas-Martin Petit, engagés comme aides-canonniers, mais dont les exceptionnels talents de dessinateurs avaient été reconnus par le capitaine.

La rivalité quasi continuelle entre la France et l’Angleterre, depuis 1793 jusqu’en 1815, compliqua aussi le voyage. Ainsi, en réplique au voyage de Baudin, le capitaine britannique Matthew Flinders fut envoyé en 1801 à bord de l’Investigator pour faire aussi la reconnaissance hydrographique des côtes de l’Australie encore inconnues de l’Europe.

Profils de côtes. « Vue de la pointe du Papillon lorsqu’elle reste à l’Est 8˚Sud et le Cap Le Lievre au Nord 35˚Ouest. Le 18 Germinal An 10 à 5h du soir ». Terre Napoléon (Australie méridionale), Côte Est. À la fin de cette journée, à 17h, Baudin aperçut un autre voilier qui arrivait de l’ouest dans sa direction. C’était l’Investigator, avec Matthew Flinders à son bord. Charles-Alexandre Lesueur ou Nicolas-Martin Petit. Aquarelle et encre sur papier. Archives nationales de France/Fornaserio et al., Wakefield Press (2016)

Son expédition était également un voyage de découverte dont le projet avait été défendu par le Président de la Royal Society, Joseph Banks. Il transportait également une équipe de savants, notamment le botaniste Robert Brown. Flinders traversa les océans en hâte pour tenter de découvrir avant ses rivaux français les parties des côtes australes encore blanches sur les cartes européennes. Les deux expéditions se rencontrèrent le 8 avril 1802 dans la Baie de la Rencontre (Encounter Bay), Flinders ayant reconnu le premier la partie ouest de la côte méridionale et Baudin la partie est.

Baudin eut aussi des difficultés à asseoir son commandement et gagner la confiance de son équipage. Les maladies, tels le scorbut et la dysenterie qui ravageaient les voyages au long cours, emportèrent ses compagnons de route, les zoologistes Levillain et Maugé, et le jardinier Riedlé ; il fut ainsi privé de ses plus fidèles, si ce n’est de ses uniques, soutiens.

Baudin fut aussi confronté au fait qu’une partie des jeunes élèves officiers issus de la noblesse prérévolutionnaire, dont plusieurs encore adolescents, avaient des attitudes méprisantes, le considérant indigne de son commandement. Le capitaine ne venait pas de la marine royale, prestigieuse, mais de la marine marchande, et il avait offert ses services à la maison des Habsbourg d’Autriche avant de rejoindre la Révolution.

Néanmoins, la courte paix d’Amiens donna l’occasion à Baudin et à son équipage de prolonger leur séjour à Port Jackson (Sydney) pendant l’hiver austral 1802, où les savants eurent du temps d’observer de près la colonie anglaise et d’échanger avec les Aborigènes.

Un laboratoire flottant

Malgré tout, Baudin mena sa mission scientifique à son terme et l’on compara l’expédition à un « laboratoire flottant ».

Elle permit un travail de reconnaissance et de collecte considérable. À bord se trouvaient des instruments de mesure, dont quatre chronomètres récents de l’horloger Louis Berthoud (deux par corvette). Ces montres marines permettaient de mesurer les longitudes en mer plus facilement et plus rapidement qu’avec des observations astronomiques, mais leur « marche » devait être constamment vérifiée. La montre numéro 31 est actuellement exposée à Adélaïde.

Un instrument curieux, le dynamomètre, avait aussi été embarqué. Conçu par Edmé Régnier pour mesurer la force musculaire des hommes et des animaux, le zoologiste et anthropologue François Péron s’en servit pour évaluer de façon comparative la force des populations dites « sauvages » et celle des populations qualifiées de « civilisées ».

Le dynamomètre conçu par Régnier. Musée de l’armée

En plaçant les premières du côté des « faibles » et les secondes du côté des « forts », Péron contribua à sévèrement discréditer la doctrine du « bon sauvage » et ses philosophes, et tout spécialement Jean-Jacques Rousseau qui évoquait « la bonne constitution des sauvages ».

Découverte ou conquête ?

L’origine de ce que les Européens nommèrent « voyages de découverte » remonte à des expéditions comme celle de Christophe Colomb. Le principe sous-jacent de ces voyages reposait sur ce que Marshall appela plus tard la « doctrine de découverte » (1823), où la notion de conquête, quelle qu’en soit sa forme, était latente. Cependant, Flinders et Baudin interprétèrent ce principe différemment selon les perspectives et les intérêts de leurs pays respectifs.

Dans le cas de l’expédition Baudin, il s’agissait de conquête du savoir : les savants embarqués suivaient avec zèle les instructions et questionnaires concoctés dans les bureaux parisiens pour rapporter en France de nouvelles connaissances potentiellement utiles.

Dans le cas de Flinders, les intentions anglaises étaient plus pragmatiques. Elles s’inscrivaient dans une politique coloniale initiée par James Cook qui, en 1770, avait pris possession de la côte Est de la Terre australe au nom du souverain britannique, et concrétisée en 1788 par l’envoi de « la Première flotte » (onze navires avec une majorité de détenus) commandée par Arthur Phillip qui établit la colonie de Port Jackson.

Deux brillants artistes à bord

Portrait d’une femme aborigène se tenant debout. Nicolas-Martin Petit, 1802, South Cape, Tasmanie. Aquarelle, gouache, encre et mine de plomb sur papier. Muséum d’histoire naturelle, Le Havre

L’information collectée prit en partie la forme de toute une série de profils côtiers, de dessins, d’aquarelles, et de portraits d’Aborigènes réalisés par Lesueur et Petit, travaillant en très étroite collaboration avec les officiers et les savants. Petit se consacra de préférence aux portraits des Aborigènes, tel celui de Arra-Maïda et de sa petite fille douillettement endormie sur son dos, et Lesueur à ceux des animaux. Le voyage de Baudin rapporta aussi des partitions musicales de chants aborigènes, preuve d’un échange transculturel insolite.

Les dessins de la faune australe avec des espèces que les Européens découvraient, tels que les éléphants de mer, les kangourous et les émus nains, sont au cœur de l’exposition. Certains spécimens furent capturés vivants pour pouvoir être ramenés en France. Mais seuls quelques-uns y arrivèrent sains et saufs ; pourtant, Baudin ordonna à quelques savants et officiers de leur céder leurs cabines pour rendre leur voyage plus supportable ! Parmi eux, deux très beaux émus nains, dont l’espèce s’est depuis éteinte, vécurent de longues années au jardin de la Malmaison puis à la ménagerie du Jardin des plantes. Le corps naturalisé de l’un d’eux fait maintenant partie des collections du Muséum d’Histoire naturelle de Paris.

Dromaius novaehollandiae (émeu d’Australie, probablement une image composite). Charles-Alexandre Lesueur, Kangaroo Island. Aquarelle et mine de plomb sur vélin. Muséum d’histoire naturelle, Le Havre

L’aquarelle de Lesueur où des éléphants de mer se prélassent tranquillement sur une plage de King Island dégage une impression de grande tendresse. En personnifiant leurs yeux sombres et alertes, leurs longs cils, leurs petites moustaches effilées, leurs proboscis en forme de tire-bouchons, le travail de Lesueur témoigne d’un grand sens de l’observation et d’une grande humanité.

À cette époque, des phoquiers anglophones « massacraient » impitoyablement et massivement ces phoques pour leur huile, et Péron mit en garde du risque de « l’affaiblissement sensible et irréparable » de leur population. Menacés d’extinction, leurs effectifs se sont heureusement pour partie reconstitués dans quelques iles sub-antarctiques.

Mirounga leonine (éléphant de mer). Charles-Alexandre Lesueur, King Island, Bass Strait. Aquarelle et encre sur papier. Muséum d’histoire naturelle, Le Havre

Les profils de côtes des deux artistes, tout en permettant de visualiser les reliefs littoraux, incorporent aussi des scènes où le territoire des Aborigènes de l’Australie méridionale se profile de façon transcendante depuis les rivages. Ces scènes exhalent un sentiment de proximité et d’élégance renforcé par un style dépourvu d’artifices. Un panache de fumée solitaire au symbolisme poignant tourbillonne dans l’un des arrière-plans parallèles. Il manifeste que la région du Coorong est habitée par le peuple Ngarrindjeri depuis des millénaires. Il révèle une histoire qui appartient au passé et au présent.

Mollusques et zoophytes. Gravure à partir d’un dessin de Charles-Alexandre Lesueur. Royal Geographical Society of South Australia

Les dessins et aquarelles sur la vie marine, avec des espèces alors inconnues des Européens, comme l’_Acanthaluteres spilomelanurus, _dépourvu de nageoire ventrale, sont imprégnés du souffle de la vie. Les représentations de méduses par Lesueur reproduisent avec une étonnante précision leurs bras et tentacules tout en possédant toutes les qualités qui permettent de rendre – et animer – leur représentation.

La vie des objets

Il est désormais admis que, tout comme les personnes, les objets, artefacts et œuvres d’art ont leur propre biographie. Le conservateur et archéologue Jody Joy souligne ainsi :

« La biographie d’un objet ne doit pas se réduire à la simple histoire de sa naissance, de sa vie et de sa mort. La biographie est relationnelle, et la biographie d’un objet est formée de la somme des liens qui la constituent. »

Cette exposition et ses escales garantissent que de nouveaux chapitres vont venir s’ajouter à la vie déjà bien longue et continue de ces œuvres et objets remarquables – ayant survécu à leurs créateurs, et même, dans le cas de l’ému nain, à leurs congénères disparus.


Un catalogue richement illustré édité par Jean Fornaserio, Lindl Lawton et John West-Sooby et publié par Wakefield Press accompagne la tournée de cette grande exposition franco-australienne. Chaque musée renouvellera régulièrement la sélection des dessins exposés pour assurer la préservation des œuvres qui doivent retourner dans l’obscurité après une période d’exposition de quelques mois.

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