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Le 13 novembre et nous

Place de la République à Paris, le 15 novembre 2015. Mstyslav Chernov/Wikimedia, CC BY-SA

Le calendrier des commémorations peut recéler des coïncidences éclairantes. Au moment même où nous invoquons le souvenir des millions de morts de la Première Guerre mondiale, nous commémorerons aussi les dizaines de victimes des attentats du 13 novembre 2015 à Paris.

Du 11 novembre 1918 au 13 novembre 2015

Aussi différents soient-ils par leurs contextes et leurs enjeux respectifs, ces deux événements nous créent nécessité d’articuler histoire et mémoire, de combiner analyse rationnelle des faits et examen des représentations collectives. Qu’importent les macabres comparaisons de bilan : ces deux événements font désormais partie de notre conscience commune. Tout comme les attentats du 11 septembre 2001 ont modifié l’identité nationale et la vision du monde des Américains, les attaques du 13 novembre 2015 ont modifié la perception que la France a d’elle-même.

Ce qui se joue, dans la commémoration de l’armistice de 1918, c’est la fin d’une boucherie industrielle où le continent entier s’est résolument dirigé vers le suicide. Ce qui est en jeu dans la commémoration du 13 novembre 2015, c’est l’impact du terrorisme djihadiste militarisé sur nos sociétés ouvertes. Si la France a laissé dans le premier conflit mondial une grande partie de sa jeunesse et de sa confiance en l’avenir, elle a perdu plusieurs de ses certitudes dans la séquence d’attentats de 2015 et 2016 à Paris, Nice ou de la porte de Vincennes.

Trois ans après le 13 novembre 2015, le choc de la violence s’est un peu éloigné. Mais nos questions fondamentales attendent toujours leurs réponses.

Qu’avons-nous vécu au juste ? Une série d’attentats supplémentaires particulièrement meurtriers ? Ou bien un véritable tournant dans notre récit collectif ? Et que sommes-nous finalement devenus ? Un peuple en guerre civile larvée ? Ou bien une nation plus consciente, plus résiliente et plus soudée ? Ces interrogations nous obsèdent. Elles nous habitent. Le 13 novembre nous a bouleversé. Reste désormais à savoir ce que nous pouvons faire, dans nos représentations collectives, du 13 novembre.

Qu’avons-nous donc vécu ?

Aux abords du Stade de France, les premières attaques suicides à l’explosif menées sur le territoire national. Dans les rues du XIe arrondissement de Paris, des mitraillages indiscriminés sur les passants. Et, dans la salle de concert du Bataclan, des assassinats méthodiques à l’arme automatique au fil d’une prise d’otage sanglante. Le bilan criminel nous a choqué. Il continue à nous soulever d’horreur. Ce qui nous est arrivé, c’est une des plus graves séries d’attaques terroristes perpétrées sur le sol européen avec les attentats de Madrid en 2004.

Devant la salle du Bataclan, à Paris, le 13 novembre 2017. Stéphane de Sakutin/AFP

Retracer le déroulement précis des attaques, établir les responsabilités et trouver les commanditaires, toutes ces missions incombent aux autorités judiciaires et aux services d’enquête. Ces recherches sont indispensables. Mais elles ne suffiront pas pour la mémoire collective. Comme toujours en matière de terrorisme, l’effet social des attentats excède largement l’impact criminel direct.

C’est que l’attentat terroriste est tout à la fois une action directe et une stratégie indirecte. Un meurtre physique immédiat et un meurtre symbolique différé. Dans les attentats du 13 novembre, les premières victimes sont les 130 morts et les 413 blessés causés par les balles et les ceintures d’explosif. Mais les victimes indirectes sont l’ensemble de la population française et, par-delà, les opinions publiques à travers le monde.

Coordonner des attaques dans un temps réduit et un lieu circonscrit, créer un effet de choc puis de panique : tout cela concourt, dans la tactique terroriste, à créer un sentiment de « vulnérabilité généralisée » selon le concept de Michael Walzer dans Guerres justes et injustes : n’importe qui peut être frappé n’importe où et n’importe quand. C’est du moins la conviction que les terroristes cherchent à répandre. Ils prennent en otage toute notre vie quotidienne.

En tuant dans les stades, une salle de spectacle, les restaurants et les rues, les terroristes du 13 novembre 2015 ont cherché à établir une panique durable et universelle dans la population française. Nul n’est à l’abri, pas même les musulmans. À faire de nous tous des victimes indirectes des attentats pour un temps indéfini, celui de l’incertitude. Et à nous faire douter de la solidité de nos institutions.

C’est toute la différence entre un coup d’État et un attentat : avec des moyens limités, les terroristes essaient de prendre le contrôle d’une société, non dans les faits mais dans les représentations. Daech n’a pas la capacité, loin s’en faut, d’établir un califat réel en Europe. Mais il a le pouvoir de nous y faire croire.

Qu’avons-nous donc vécu le 13 novembre 2015 ? Après coup, nous devons le voir clairement : une tentative d’intimidation collective visant la soumission psychologique. Mais pas une défaite réelle.

Que sommes-nous devenus ?

La terreur crée souvent son antidote. Du moins à court terme. Face aux attentats, les autorités politiques, la société civile et l’opinion publique se sont instantanément mobilisées dans un esprit de résistance. À l’échelon national et à l’échelon international. Trois ans après, on se souvient avec émotion des discours de solidarité et des symboles de résilience. Trois ans après, la guerre civile visée par l’organisation État islamique a-t-elle été évitée ? Ou bien son risque est-il toujours présent ?

L’objectif de l’organisation État islamique, le 13 novembre 2015, a été d’ouvrir une ligne de front au cœur même de la paix civile française et européenne. D’installer l’idée que les champs de bataille syriens et les rues parisiennes appartenaient au même espace-temps. Tout a été fait pour brouiller la frontière entre la guerre et la paix. Le but du terrorisme, comme l’avait bien dénoncé Kant, c’est de plonger les esprits dans un état de guerre perpétuelle.

Les criminels ont agi avec les armes automatiques et les explosifs utilisés sur les théâtres syrien, irakien et turc. Ils ont soigneusement mis en scène des attaques coordonnées dans le temps et concentrées dans l’espace. Au Bataclan et dans les revendications sur Internet, ils ont explicitement lié leurs actes avec les opérations de l’armée française au Moyen-Orient dans le cadre de l’opération Chammal. À Paris comme ailleurs, les terroristes ont essayé de faire passer des attentats pour des offensives militaires et de se faire passer pour des soldats. Cette tactique n’est pas l’apanage du terrorisme contemporain. C’est bien souvent le détour pris par un adversaire inférieur militairement et politiquement pour prendre un ascendant symbolique sur une population.

Toutefois, trois ans après les attentats, nous devons raison garder. Les attentats ont voulu installer l’illusion d’un conflit sur le territoire national et la crainte d’une guerre civile. Ce n’est aujourd’hui pas le cas, quelles que soit l’ampleur des risques sécuritaires et des tensions dans notre société. Nous ne sommes pas entrés dans la période de division et de fractionnement que les terroristes ont prophétisés pour la faire advenir. Nous ne sommes pas devenus plusieurs nations au sein d’une même société. Nous ne vivons pas un état de guerre permanent.

Que pouvons-nous faire ?

Le choc est passé. Le deuil continue. Aujourd’hui, notre première obligation est de nous souvenir. Les autorités politiques, les associations de victimes et les médias rempliront leur office mémoriel pour mobiliser la société civile. Mais nous devons nous garder de revivre l’angoisse de ces attentats. Le temps de la catharsis est venu. Nous devons aujourd’hui nous souvenir sans revivre. Voilà la contrepartie de ce premier devoir de mémoire.

Malgré leur horreur, les attentats du 13 novembre n’ont pas bouleversé en profondeur notre vie collective. Giorgio Agamben a beau le redouter et Noam Chomsky l’annoncer, les sociétés contemporaines n’ont pas basculé dans un état d’exception permanent. L’état d’urgence a pris fin et la société civile a veillé à préserver les droits fondamentaux au fil des législations antiterroristes adoptées en nombre dans le sillage des attentats.

Plaque commémorative près du café Le Carillon, à Paris (le 13 novembre 2017). Stéphane de Sakutin/AFP

En dépit des efforts des terroristes, les meurtres n’ont pas ouvert un front dans notre société. Le terrorisme sous toutes ses formes et dans toutes ses inspirations est toujours potentiellement présent dans notre pays. En raison de son agitation politique et sociale séculaire, en raison de son passé colonial, en raison de sa posture stratégique active, la France et les Français subissent des attaques terroristes depuis plus de deux siècles.

Des attentats anarchistes des années 1890 avec Ravachol aux attentats d’ultra-gauche des années 1980 avec Action directe et des attentats indépendantistes algériens, corses ou basques aux massacres perpétrés par Al-Qaida, la population française sait que son mode de vie et son mode d’être au monde l’exposent à des attentats terroristes. Il ne s’agit ni du prix à payer pour rayonner dans le monde ni de la « juste rétribution » d’une attitude néocoloniale. Il s’agit d’une confrontation à l’ordre du monde où les tactiques indirectes, les tentatives d’intimidation collectives et les effets de terreur font partie intégrante de la vie quotidienne.

Notre seconde obligation est de prendre conscience : oui, nous sommes exposés. Non, nous ne sommes pas démunis. Face aux attentats, nous ne nous soumettons pas à la domination par la terreur. Nous avons accepté de modifier certains aspects de notre existence quotidienne en supportant contrôles et vérifications, palpations et fouilles. Mais nous ne tolérerons pas de mettre en cause nos idéaux de liberté et d’autonomie.

Le 13 novembre fait partie de nous : il constitue un jalon dans notre prise de conscience collective. Mais le 13 novembre n’est pas nous car nous ne réglons pas notre existence commune sur lui.


L’auteur a récemment publié « Qu’est-ce que le terrorisme » (éditions Vrin, Paris, 2018).

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