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Le bureau, un espace pas comme les autres

Les nouvelles technologies ont bouleversé le rapport à l'espace de travail dans l’entreprise. rawpixel.com/Pexels

Réaménager les locaux tourne parfois au casse-tête. Pour certains collaborateurs, c’est tout un monde qui s’écroule. En résultent parfois résistances, démotivation, contestations. Difficile d’éviter ces réactions, voire de les anticiper.

Mais pourquoi s’accrocher à un bureau ?

« Le bureau n’a pas toujours été le lieu de travail que l’on connaît aujourd’hui », estime Anne Monjaret. « Le mot bureau vient certainement de bure, grosse toile de laine qui, placée sur les tables à écrire, permettait par son épaisseur et sa matière d’isoler le parchemin sur lequel on écrivait, évitant ainsi de le détériorer », précise Maurice Rheims.

« Par métonymies successives, on est passé du dit tapis de table à la table à écrire elle-même, puis de ladite table à la pièce dans laquelle elle était installée, puis à l’ensemble des meubles constituant cette pièce, et enfin aux activités qui s’y exercent, aux pouvoirs qui s’y rattachent, voire même aux services qui s’y rendent », souligne l’écrivain Georges Perec.

Malgré les évolutions liées aux nouveaux modes d’organisation du travail, un attachement des salariés à leur espace de travail persiste. Il convient donc d’envisager cet espace comme un support identitaire, ou comme un producteur d’identité.

D’ailleurs, il n’est pas rare d’observer quelques résistances au changement lors de déménagements ou changements d’affectation des bureaux. Cet ancrage spatial provient de la notion d’identité au travail.

Identité au travail : quésaco ?

On évoque l’identité au travail quand on cherche à mettre en évidence le rapport entre l’individu et l’organisation, ou l’individu et la culture de l’entreprise. La notion d’identité est une construction sociale et organisationnelle qui est exprimée par les individus. Elle se situe aux confluents de la sociologie, du management et de la psychologie.

Ce qui définit un salarié dans l’entreprise correspond à son intitulé de poste et sa fiche de poste (donc ses missions). Les signes extérieurs produits sont : le titre, le salaire, la voiture de fonction, l’espace de travail, le matériel mis à disposition (smartphone, ordinateur) et les ressources allouées (taille de l’équipe, assistante dédiée).

Pour autant, la géographie n’est pas en reste puisqu’il existe un lien entre identité sociale et spatiale. Pour Guy Di Méo, l’identité « est également essentielle à l’établissement de la conviction de chaque individu d’appartenir à un, voire à plusieurs, ensembles sociaux et territoriaux relativement cohérents. »

Toujours selon le chercheur, « ces univers se caractérisent par la communauté de valeurs et de traits culturels, d’objectifs et d’enjeux sociaux, fréquemment aussi par celle d’une même langue et d’une même histoire, souvent, mais pas de manière obligatoire, d’un territoire commun… »

Les individus ont donc plusieurs appartenances : groupes, lieux, territoires, etc. Autant d’identités développées par les collaborateurs qui se les approprient progressivement. La production de l’identité dépend donc du contexte et du collectif de travail : possiblement, le lien entre espace de travail, organisation, et stratégie, est un facteur de production d’identité individuelle au travail.

Avec Les Relations de travail à l’usine, puis L’Identité au travail, le sociologue Renaud Sainsaulieu avait déjà intégré l’analyse de la dimension culturelle du travail, en repérant « des processus identitaires très différents en fonction des moyens dont disposent les individus pour obtenir la reconnaissance d’autrui », estiment les chercheurs Jean‑Louis Laville et Norbert Alter.

L’identité dépendrait des voies d’accès au pouvoir dans les interactions professionnelles. Renaud Sainsaulieu propose une typologie des identités selon quatre modèles. Nous citerons ici deux modèles pour lesquels l’identité peut s’affirmer par l’appropriation d’un espace de travail :

  • des salariés dotés d’un pouvoir individuel très limité, qui vont s’investir dans une lutte collective (valeurs communes, camaraderie, unité du groupe) ;

  • les professionnels très qualifiés, grâce aux compétences et aux responsabilités acquises, qui ont pour but « d’affirmer leurs différences, de négocier leurs alliances et leur reconnaissance sociale », selon le chercheur.

Dans le cadre d’une réorganisation des espaces de travail et de la mise en œuvre de nouveaux aménagements, cette notion d’identité est clairement à prendre en compte. En effet, selon Delphine Minchella, « l’espace apparaît comme une véritable ressource organisationnelle (..) tantôt il permettrait une meilleure surveillance des salariés, tantôt il favoriserait leur créativité, leur communication, ou encore leur motivation. »

Des réactions surprenantes…

L’apparition de nouvelles formes travail, comme le télétravail ou le coworking, ont remis en question les méthodes de contrôle et de management, et surtout la nécessité d’être présent dans un lieu précis.

Il s’agit alors de favoriser la flexibilité (diminution des coûts de l’immobilier, horaires élastiques) ; celle-ci permet ainsi de de travailler à n’importe quel endroit, n’importe quand. Si ses salariés sont plus autonomes, ils se trouvent parfois géographiquement loin de leur équipe de travail. L’espace de travail se trouve parfois délocalisé à domicile, ou dans un tiers lieu.

La mise en œuvre du télétravail passe aussi par la métamorphose des lieux de travail (les espaces deviennent plus petits et plus ouverts). Le territoire personnel peut être « envahi », ce qui, selon des chercheuses, « peut amener une certaine confusion entre ce lieu de travail, l’univers familial et les loisirs ».

Car la distance entre le salarié est l’entreprise est « non seulement physique, mais aussi et surtout psycho-sociologique », note le professeur Laurent Taskin. Il s’agit d’un éloignement du lieu de travail habituel et également du collectif de travail. Une étude conduite en 2016 révèle cependant que, pour 87 % des personnes interrogées, se rendre au bureau n’est pas une habitude obsolète.

L’appropriation de l’espace et ses enjeux

L’espace doit être également vu comme la scène où se jouent à la fois un rapport salarial, un rapport social et une relation de service. L’espace réunissant dans un même lieu des publics différents avec des enjeux spécifiques, il peut conduire à des situations de superposition ouvrant lieu à des conflits « serviciels ».

Il peut donc devenir le lieu de reconnaissance de la « professionnalité » de certains salariés, engendrant des conflits de partage d’espace pour des activités de nature différente, selon Marie Benedetto-Meyer et Jérôme Cihuelo.

Par exemple, un chef de projet ne voudra pas partager son bureau si un membre de son équipe a un bureau individualisé. C’est un enjeu de visibilité et de légitimité vis-à-vis des autres chefs de projet disposant eux-mêmes d’un bureau individuel. Il sera plus judicieux de respecter la hiérarchie symbolique des métiers. Dans ces conditions le partage de l’espace se fait le plus souvent au détriment des moins bien placés. L’espace reste ainsi au cœur des enjeux de reconnaissance des activités et des « professionnalités ».

De même, la localisation du bureau dans les bâtiments peut générer des conflits, eu égard à la symbolique rattachée : un bureau visible, grand et bien placé sera mieux accepté qu’un bureau plus petit, voire délocalisé du centre de décision stratégique de l’entreprise. Ainsi, les chefs de service, de même niveau hiérarchique, peuvent également être très sensibles à la localisation de leur bureau. Changer d’espace de travail peut donc, tant au niveau individuel qu’au niveau collectif, révéler des enjeux bien plus subtils qu’un simple changement de bureau.

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