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Le cancer peut-il être dû à la « malchance » ?

Une jeune femme en traitement pour un cancer du sein, chez elle. Fototip/Shutterstock

« Docteur, quelle est la cause de mon cancer ? » Cette question plonge le plus souvent le médecin dans un abîme de perplexité. On connaît certains facteurs de risque à l’échelle d’une population, mais pour un individu en particulier, on ne peut guère émettre que des hypothèses. Les scientifiques, toutefois, comprennent de mieux en mieux les mécanismes déclenchant les tumeurs. Même si certaines de leurs explications provoquent des remous…

Ainsi, deux chercheurs américains ont suscité la polémique avec leurs travaux sur le rôle du « hasard » dans le cancer, dont leur dernier article paru dans la revue de référence Science en mars. Ils affirment en effet que la maladie n’est pas tant liée à des risques héréditaires (la transmission d’un gène de prédisposition) et environnementaux (comme le tabagisme ou l’exposition à l’amiante) qu’à des mutations aléatoires (des erreurs de copie de l’ADN) survenant spontanément dans nos cellules lorsque celles-ci se divisent pour se renouveler, tout au long de notre vie. Autrement dit, au hasard.

Dans un précédent article publié en 2015 dans la même revue, Christian Tomasetti et Bert Vogelstein, chercheurs à l’université Johns Hopkins de Baltimore (États-Unis), s’interrogeaient déjà sur la fréquence des cas de cancer selon leur localisation dans les différents tissus du corps humain. Par exemple, le risque de développer un cancer du poumon au cours de la vie est de 6,9 % contre 1,08 % pour la thyroïde, et moins encore pour le cerveau et d’autres localisations.

Le côlon, davantage touché que l’intestin grêle

Ces différences sont généralement attribuées à l’exposition accrue de certains tissus aux facteurs de risque comme le tabac, l’alcool ou les ultraviolets. Mais cela n’explique pas pourquoi, le long du système digestif par exemple, le côlon est bien plus souvent touché que les autres organes. Par ailleurs, les parois de l’intestin grêle (entre l’estomac et le côlon) sont plus exposées aux substances mutagènes externes que les cellules du cerveau. Et pourtant, les tumeurs cérébrales sont trois fois plus fréquentes.

Ce paradoxe s’observe aussi pour des cancers d’origine génétique où une même mutation conduisant à des tumeurs colorectales et de l’intestin grêle voit cette seconde localisation bien plus rare que la première. Par contre, chez les souris porteuses de cette mutation, c’est l’inverse : les tumeurs de l’intestin grêle sont plus fréquentes que celles du côlon.

Les deux chercheurs font alors l’hypothèse que les mutations endogènes spontanées lors de la division des cellules souches (encore indifférenciées) d’un tissu sont en cause. En effet, chez l’homme, les cellules souches du gros intestin se renouvellent plus fréquemment que celles du grêle ; alors que chez la souris, c’est le contraire. Or plus les cellules se dupliquent, plus le risque d’erreurs dans la copie de l’ADN augmente. Cela pourrait expliquer les différences de déclenchement de cancers entre des organes pourtant exposés à des facteurs héréditaires ou environnementaux identiques.

Plus un tissu se renouvelle, plus le risque de cancer est élevé

En vérifiant ce lien supposé entre le nombre connu de divisions des cellules souches d’un tissu donné et le risque de cancer à cet endroit, une corrélation importante est apparue. Plus les cellules souches d’un tissu se multiplient au cours de la vie, plus le risque de cancer de ce tissu est élevé. Ce premier résultat, obtenu à partir de données sur la population américaine, a été renforcé par la seconde étude publiée au mois de mars, qui retrouve une corrélation moyenne du même ordre dans 69 pays.

Les chercheurs se sont ensuite appliqués à isoler les effets de ces mutations endogènes spontanées de ceux des autres facteurs de cancer, héréditaires et environnementaux. Ils ont ainsi montré que la majorité des cancers étaient liés à la « malchance », autrement dit à ces mutations aléatoires spontanées. Celles-ci jouent même un rôle non négligeable dans des cancers dont les causes environnementales sont fortement établies par ailleurs, comme celui du fumeur.

Ces résultats peuvent laisser penser qu’il n’est pas aussi utile qu’on le dit d’inciter les citoyens à adopter des comportements vertueux, par exemple l’arrêt de la cigarette ou la consommation de fruits et légumes. Pour cette raison, ils ont suscité une vive polémique, et les données présentées par les chercheurs ont donc été réanalysées par une autre équipe. Cette fois, le rôle attribuable au hasard est apparu moins important.

Les effets du stress oxydant sur l’ADN

Par ailleurs, la littérature scientifique en microbiologie, liée directement ou non au cancer, abonde d’articles sur les mutations et les dommages endogènes causés à l’ADN. Dans un article de 2000, le chercheur américain Lawrence Marnett conclut même de son analyse des effets mutagènes du stress oxydant (cette agression de nos cellules par des molécules très réactives liées à l’oxygène, les « radicaux libres ») que ceux-ci l’emportent sur les dommages engendrés par les substances cancérigènes. Et le stress oxydant n’est pas la seule cause d’atteintes endogènes de l’ADN, comme on l’apprend dans une synthèse de Roel De Bont et Nicolas Van Larebeke sur le sujet, datée de 2004.

Dans un article publié en début d’année, Anthony Tubbs et Andre Nussenzweig rappellent que l’ADN de chaque cellule humaine enregistre 70 000 lésions par jour. On ne vivrait pas longtemps s’il n’existait pas des mécanismes prévus pour corriger ces erreurs et si elles devaient toutes mener à des tumeurs… C’est là qu’il est important de se rappeler que pour qu’une tumeur apparaisse, de multiples processus de contrôle doivent avoir échoué.

D’abord, l’ADN défectueux de la cellule ne doit pas avoir été réparé, comme cela est normalement prévu. Ensuite, le défaut doit en priorité toucher les gènes responsables de la duplication cellulaire ou ceux qui la contrôlent, autorisant ainsi une multiplication anarchique de la cellule. Il faut encore que cette cellule défectueuse échappe à son auto-destruction naturellement programmée (apoptose) puis à la vigilance du système immunitaire, chargé de débarrasser l’organisme des intrus et autres éléments non fonctionnels.

L’exposition de la cellule aux mutagènes, qu’ils soient internes ou externes, n’est donc qu’une étape dans une vaste chaîne de dérégulations indispensables pour qu’il y ait tumeur.

Le rôle du stress

À ce stade de la réflexion autour de la part de « malchance » dans la survenue d’un cancer, il est utile de se pencher sur le rôle particulier joué par le stress subi par les individus, sujet de mon ouvrage Stress et cancer, quand notre attachement nous joue des tours (De Boeck). Chacune des étapes de la cancérisation d’une cellule listées précédemment est en effet sensible au stress et à ses hormones. Ainsi le stress physiologique chronique qui, dans le mode de vie moderne, est majoritairement induit par un stress d’ordre psychologique, peut être considéré comme une cause directe de cancer même si, il faut le noter, des voix discordantes continuent à s’élever sur cette question.

Le stress psychologique chronique engendre en effet une accélération de la multiplication des cellules, liée au raccourcissement des télomères, ces « embouts » qui protègent nos chromosomes de l’usure. Ce phénomène a été révélé par les travaux d’Elisabeth Blackburn, prix Nobel de médecine pour sa découverte de la télomérase. Or plus ces cellules différenciées se multiplient, plus le risque de mutations aléatoires de leur ADN s’accroît. Par ailleurs, plus les cellules différenciées vieillissent et meurent, plus les cellules souches se divisent pour en produire de nouvelles, augmentant encore le risque de cancérisation.

Mais ce n’est pas tout. Le stress physiologique affecte aussi, par des mécanismes neuroendocriniens, le métabolisme oxydatif, la réparation de l’ADN, l’expression d’oncogènes et la production de facteurs de croissance. Il entraîne une dérégulation générale liée à l’inflammation chronique et une altération du fonctionnement immunitaire qui perd en efficacité, comme le montrent les études figurant en références dans mon livre, précédemment cité.

Pour revenir à la polémique suscitée par les deux chercheurs américains autour de la « malchance », celle-ci ouvre une nouvelle piste de réflexion. Christian Tomasetti et Bert Vogelstein soulignent que, selon l’organisme britannique Cancer Research UK, 42 % des cas de cancer peuvent être évités par des actions sur l’environnement et sur le style de vie des individus. En France, l’Institut national du cancer rapporte une proportion comparable de cas évitables (40 %) dans son rapport publié le 15 juin, « Les cancers en France 2016 ». C’est à la fois beaucoup… et peu. Est-ce à dire qu’il faudrait se résigner à la fatalité dans 60 % des cas ?

À la place, les deux chercheurs suggèrent des moyens d’action contre la « malchance ». Ils préconisent, entre autres, le recours aux antioxydants pour améliorer la prévention des cancers. On peut aussi penser, à la lumière des processus délétères déclenchés par le stress, que protéger son équilibre psychique peut y participer efficacement.

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