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Le capital : d’importantes inégalités, pourtant négligées

Ramón Peco/Flickr, CC BY

La publication en 2013 du Capital au XXIe siècle par Thomas Piketty a focalisé le débat économique sur les inégalités de revenus. Comme plusieurs leaders l’ont déclaré, depuis le pape François jusqu’à Barack Obama, les inégalités grandissantes sont le problème crucial qui définit notre époque. De telles inégalités vont inévitablement empirer. Non seulement les riches semblent s’enrichir et les pauvres s’appauvrir, mais les classes moyennes semblent progressivement disparaître. Et des études menées aux États-Unis et en Europe ont montré que le revenu moyen par foyer diminuait, bien que l’économie n’ait cessé de croître.

Mais cela n’est pas la seule forme d’inégalité : les inégalités de revenus sont souvent aussi sources d’inégalités sociales. Par exemple on a découvert que les gens riches vivent plus longtemps que ceux qui possèdent moins.

Il y a aussi les inégalités selon l’âge ; en effet de nombreux jeunes ont été mis sur le banc de touche et ne bénéficient pas complètement de ce que la société offre. En Europe quelque 22 % des jeunes âgés de 15 à 24 ans sont au chômage, en étude ou formation. Aux États-Unis le taux de chômage de ce groupe s’élève à 16 %. Il s’agit du résultat aussi bien d’un marché du travail extrêmement compétitif que de la rigidité de ce marché qui tend à privilégier ceux qui ont déjà un travail.

Même pour les jeunes assez chanceux pour avoir trouvé un emploi, une flambée des coûts du logement rend difficile pour beaucoup d’entre eux d’accéder à la propriété – à moins que les parents ne viennent en aide. Au lieu de nous sentir concernés par leur situation, nous sommes souvent plus soucieux de savoir comment la « génération Y » pense. Les gouvernements sont plus intéressés de savoir comment maîtriser les réseaux sociaux afin d’attirer leur attention, tandis que les entreprises veulent leur vendre mieux.

Les inégalités de capital

Les inégalités de revenus, sociales et d’âge sont insupportables. Malheureusement, il en existe d’autres, d’une catégorie moins évidente : les inégalités de capital. Les inégalités de capital se réfèrent à la façon dont la préférence de la dette sur les capitaux propres – en Europe du moins – a envenimé la situation.

Jetons d’abord un œil au traitement fiscal avantageux donné à l’emprunt. N’importe qui ayant une formation de base en comptabilité sait qu’une entreprise utilise ses profits en versant dans l’ordre suivant : des intérêts, des impôts, puis des bénéfices aux actionnaires. Cela signifie que les entreprises paient les prêteurs avant leurs impôts, et les actionnaires seulement après ceux-ci.

Quelle différence cela fait-il donc ?

Dans ce schéma, les gouvernements donnent des avantages fiscaux aux entreprises qui empruntent, les encourageant effectivement à accumuler des dettes imprudemment – il s’agit en partie de ce que le magazine The Economist appelle « une subvention absurde ». En même temps une telle distorsion déprécie le coût de l’emprunt, donnant alors plus d’incitation à y avoir recours. Puisqu’il était bon marché d’emprunter de l’argent, les banques ont emprunté d’importantes sommes afin de financer la croissance avant la crise financière de 2008.

Le problème avec une utilisation importante de la dette est qu’elle réduit les capacités des banques à absorber les pertes lors de périodes de récession. C’est pourquoi après 2008 les gouvernements devaient sans attendre injecter du capital dans les banques, afin de les empêcher de s’écrouler et d’assurer leur survie économique.

Comment tout cela conduit à davantage d’inégalités ?

Les gouvernements utilisent l’argent des contribuables pour servir les intérêts des investisseurs des banques, transférant ainsi les fonds publics aux actionnaires. Et les gouvernements n’ont souvent aucun autre choix que de renflouer les banques, seulement parce que la chute d’une seule banque pourrait entraîner une réaction en chaîne qui pourrait ébranler les fondations de notre économie. Du point de vue des actionnaires des banques, leur argent est largement protégé, si ce n’est préservé, par l’argent des contribuables.

Payer les intérêts avant les impôts représente une perte de revenus pour les gouvernements. En 2007, la valeur annuelle des recettes fiscales passées à la trappe en Europe était environ 3 % du PIB (510 milliards de dollars). Aux États-Unis la perte équivalait à presque 5 % du PIB (725 milliards de dollars). Afin de remettre ces chiffres dans leur contexte, la Grande-Bretagne et la zone euro ont dépensé plus pour cette « subvention absurde » que pour la défense. Sans l’abolition de cette règle, les pertes dans les revenus fiscaux vont continuer. Cependant, dans le réveil de la crise financière, les gouvernements de divers pays ont choisi de remplir leurs poches en augmentant la TVA et réduisant les avantages fiscaux des particuliers. Il semble qu’ils préfèrent plutôt punir les contribuables afin que les entreprises emprunteuses continuent à en profiter.

Une fiscalité favorable aux dettes plutôt qu’aux actions

Malgré tout cela, les règles actuelles de l’imposition restent clairement en faveur de la dette plutôt que des actions : les prêteurs paient leurs impôts seulement une fois qu’ils ont reçu les bénéfices de leurs intérêts. Les actionnaires à l’inverse doivent payer des impôts trois fois ; d’abord les impôts de l’entreprise, puis sur les dividendes reçus, et à nouveau sur les plus-values.

La préférence de l’Europe pour la dette plutôt que les actions dessert grandement son économie en ne promouvant pas la bonne dynamique pour l’entrepreneuriat. Par définition, les prêteurs doivent seulement s’assurer de couvrir leur risque potentiel (c.-à-d. la faillite) ; ils ont juste besoin d’être sûrs que les intérêts soient payés et les prêts remboursés. Que l’emprunteur ait du succès avec son entreprise ou non n’intéresse pas le prêteur.

A l’inverse les actionnaires perdraient leur argent si les choses ne se passaient pas bien. Cependant ce qui attire les actionnaires à investir en premier lieu est le gain potentiellement illimité. Cette comparaison peut sembler simpliste, mais les conséquences en sont plutôt profondes. Cette « inégalité d’humeur » est importante pour la promotion d’une économie plus entreprenante et tournée vers l’innovation, puisqu’une telle économie demande aux investisseurs de prendre des risques et entraîne des pertes potentielles qui seront partagées entre eux.

Des conséquences sur l’innovation

Le capital-risque est une source clé de financement pour la mise en place de nouvelles technologies et idées. Tant qu’un plus large ensemble d’investisseurs européens n’aura pas perdu ses préventions contre le capital risque et créé plus de fonds disponibles pour les jeunes start-up, il est improbable que l’Europe soit capable de suffisamment faire grandir les plaques tournantes dynamiques à start-up tels que Londres, Berlin et Stockholm, ou de supporter l’entreprenariat de manière significative dans beaucoup d’autres villes du continent, d’après Philippe Cerf, directeur en charge des pratiques technologiques, médias et télécommunications au Crédit Suisse.

Étant donné les problèmes actuels de l’économie européenne souffre, les gouvernements européens doivent réorienter l’économie en direction des entrepreneurs. Un rapport récent mené dans la région de la baie de San Francisco aux États-Unis indique que la création d’un emploi dans le secteur de la high-tech conduit, sur la durée, à la création de 4,3 emplois additionnels dans le secteur des biens et des services locaux de la même région. C’est plus que trois fois le coefficient de 1,4 pour l’industrie, alors que les employés dans le secteur high-tech sont payés 17 à 27 % plus que dans les autres secteurs.

Il paraît donc logique de mettre plus d’argent dans les poches des entrepreneurs et des PME. Au lieu de distribuer le capital via les banques, beaucoup plus de richesse peut être créée en connectant les investisseurs directement aux entreprises. Cette obsession pour le financement bancaire signifie que les banques continueraient à monopoliser l’accès au capital et utiliser l’argent des contribuables pour améliorer leurs propres bilans financiers au lieu de prêter aux PME afin d’encourager l’économie et les affaires. Distribuez le capital par le sommet, et il y restera sûrement !

La forme d’inégalités la plus facile à résoudre

Faire un petit pas vers le changement pourrait avoir un énorme impact. Par exemple, encourager le secteur des services financiers à moins utiliser la dette pourrait apporter beaucoup à la société. Plafonner la déductibilité dans l’industrie bancaire une fois que certains niveaux de dettes sont atteints serait beaucoup plus intelligent et moins cher que de mettre en place des dizaines de milliers de pages de nouvelles régulations qui, d’après notre expérience, ouvrirait la voie à de nombreuses conséquences inattendues.

Redresser le déséquilibre dette-action a par conséquent plus de sens. Cela aiderait l’économie à éviter la crise et détruirait le cycle créé par les banques ; une cause majeure de toutes les crises importantes a toujours été la dette excessive portée par l’industrie bancaire. En plus de rendre nos économies capitalistes plus stables, cela les rendrait plus populaires, puisque la mesure aiderait à créer plus d’emplois et mieux payés. Cela rendrait aussi les atmosphères plus centrées sur les PME et conviviales, et aiderait à encourager l’esprit entrepreneurial ainsi qu’à relancer la croyance d’un avenir meilleur qui pousse les hommes à partir de zéro.

Il importe que les gouvernements mettent les inégalités de capital en haut de leur liste d’« inégalités à résoudre ». La bonne nouvelle est que, parmi toutes les mauvaises choses sur cette liste, il existe un remède plutôt facile pour l’inégalité de capital, qui peut à son tour réduire d’autres formes d’inégalités. Les gouvernements doivent agir maintenant.

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