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Remontée du chalut à bord d’un navire de pêche français. Marcel Mochet/AFP

Le chalutage profond n’a plus le bénéfice du doute

Le 28 septembre dernier, The Conversation publiait dans son édition anglaise un article intitulé « Ne croyez pas les vendeurs de peur : la pêche en haute mer est saine et durable », signé de Magnus Johnson (maître de conférences en biologie de l’environnement marin à l’Université de Hull). L’article mettait en cause une étude rendue publique fin août par des biologistes marins de l’Université de Glasgow et de la division scientifique de la marine écossaise, à propos de la réglementation de la pêche en eaux profondes. Les principaux auteurs de cette étude, David Bailey et Francis Neat, lui répondent dans le texte qui suit.

Depuis la publication de notre étude portant sur l’existence d’« une base scientifique pour réglementer la pêche en eaux profondes », nous avons été visés sur Internet et dans la presse par les propos critiques de diverses pêcheries et plus récemment, ici, par un article de Magnus Johnson. Si ce dernier mettait en lumière les effets positifs d’une pêche durable, ce avec quoi nous sommes d’accord, ses critiques à notre égard étaient, elles, loin d’être solides.

Nos travaux démontrent que l’interdiction du chalutage hauturier à partir de 600 mètres de profondeur se justifie, par le fait qu’au-delà de cette limite les captures d’élasmobranches (requins et raies) augmentent fortement. Par ailleurs, on remarque que le nombre d’espèces touchées croît fortement avec la profondeur, tandis que leur valeur marchande baisse.

Les dirigeants de pêcheries et Magnus Johnson affirment que notre étude n’est pas représentative des effets de la pêche commerciale, car elle repose sur les données d’une enquête effectuée dans un cadre scientifique ; et aussi parce que les prises de poissons dites « accessoires » représentent une nuisance pour les pêcheurs eux-mêmes et qu’ils sont en mesure de les éviter. Mais que disent les données disponibles sur le chalutage profond ? Nos travaux antérieurs ont montré que ce type de pêche ne faisait pas de différence entre les espèces. Nous avons pu comparer, ce que ne peuvent faire les pêcheries, une zone située au large de l’Irlande avant et après des campagnes de pêche en haute mer. Le constat est sans appel : le nombre de poissons a baissé de moitié en moins de vingt ans - les espèces non cibles étant tout aussi concernées que les espèces cibles. Tous les poissons ont été affectés.

Impossible sélection

Pour illustrer la question de la sélection des espèces lors du chalutage profond, on peut citer la collaboration entre la société de pêche française Scapêche et l’Ifremer qui se proposait – par l’adaptation des filets de pêche et l’identification des zones où les rejets sont les plus forts – de réduire les impacts néfastes du chalutage profond. Cette entreprise n’a pas été couronnée de succès. Les filets modifiés ont capturé autant que les équipements habituels et les acteurs du projet ont admis que la mise au point de filets aussi sélectifs que ceux utilisés pour la pêche peu profonde n’avait pas été possible. Le peu de régularité dans la répartition spatiale de la plupart des espèces d’élasmobranches a également empêché l’élaboration d’une stratégie d’évitement de ces espèces. Les auteurs ont conclu que cette tactique pour la pêche profonde n’avait pas plus de chances de réussir que d’autres mesures spatiales plus complexes.

Pour l’instant, il y a peu de preuves que le chalutage hauturier puisse établir une sélection au niveau des espèces pêchées. C’est pourquoi, toute méthode qui permettrait d’établir des tendances montrant que certaines espèces sont susceptibles d’être frappées par le chalutage donnerait une représentation juste de l’impact de la pêche commerciale en fonction de la profondeur. Car ce sont ces tendances qui comptent, et non le fait qu’un type de filet capture plus de poissons qu’un autre. Pour réfuter notre étude, il faudrait alors démontrer que non seulement la pêche commerciale est beaucoup plus sélective que ce qu’avancent nos enquêtes, mais qu’elle devient aussi plus sélective en fonction de la profondeur. Ni Magnus Johnson ni d’autres de nos opposants n’ont pu fournir de telles preuves.

Magnus Johnson fait valoir en outre que notre étude est biaisée, car nous n’avons pas analysé les effets temporels pour la période sur laquelle portait notre enquête. En fait, nous avions déjà mené des études temporelles pour les deux ensembles de données concernant l’Irlande et l’Écosse ; celles-ci indiquent qu’après un épuisement initial des stocks, les populations ont été généralement stables, montrant peu de signes de reprise.

Fixer la bonne limite

La critique selon laquelle nos résultats seraient invalides, au motif que nous avons eu recours à des filets qui ne sont pas ceux utilisés par les bateaux de pêche commerciale, n’est pas non plus recevable. Les filets utilisés sur les chalutiers scientifiques présentent certes des modifications par rapport aux modèles commerciaux. Ils possèdent un maillage plus fin à l’extrémité du chalut, appelée « cul du chalut » (partie la plus en arrière du filet dans laquelle s’accumule le poisson après avoir été capturé) ; ils attrapent donc davantage de poissons de tailles diverses que les filets commerciaux. Ceci peut effectivement influencer les données concernant la biodiversité, mais n’aura pas d’effet sur la capture des espèces de grande taille qui contribuent le plus aux indices de biomasse ou à ceux des prises de requins.

Un des filets utilisés par les équipes scientifiques est identique à ceux des navires écossais pêchant la lotte. Une étude sur cette espèce a été menée en collaboration avec l’industrie de la pêche afin que des comparaisons directes entre les navires de l’enquête et ceux de pêche puissent être établies. Malgré quelques variations au niveau de l’équipement, les tendances révélées par les indices ne montrent pas de différences significatives. Tout ceci est rapporté dans notre article ainsi que dans les nombreux documents qui ont permis sa réalisation. Il n’est donc pas surprenant que notre enquête montre des tendances similaires en termes de variété des espèces aux différentes profondeurs de pêche à celles enregistrées à bord de chalutiers commerciaux.

Il est intéressant de noter ici que les industries de pêche en Écosse et en France avaient déjà convenu d’une limite fixée à 800 mètres avant que notre étude paraisse - il s’agit désormais de savoir si cette limite est appropriée. Nos travaux suggèrent que non, car ils démontrent bien que la pêche au chalut à des profondeurs dépassant les 600 mètres a des impacts négatifs sur les stocks de poissons ; une limite fixée à 800 mètres ne permettrait donc pas de préserver l’écosystème marin.

Selon un argument communément avancé par les pêcheries, cette limite ne serait que la partie émergée de l’iceberg : bientôt, les ONG réclameront des limites de 200 et 400 mètres pour lesquelles elles avaient fait campagne à l’origine. Nous pouvons dire aujourd’hui, sur la base de notre étude, que nous ne soutiendrons pas de telles revendications. Nous nous rangeons du côté de la preuve scientifique, établie grâce à la collecte méthodique de données depuis des décennies. Nous souhaitons seulement que la science puisse être interrogée.


Le docteur Francis Neat, de la division scientifique de la marine écossaise, est coauteur de cet article.

This article was originally published in English

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