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« Le Confident royal », entre fin de l’Empire britannique et tragicomédie de l’interculturalité

Queen Victoria and her Indian servant Abdul Karim in.

Le dernier film de Stephen Frears, intitulé an anglais Victoria and Abdul, est sorti sur les écrans français avec un titre plus explicite : Le Confident royal. Si La Reine, le film du même cinéaste sorti en 2006, traite de la difficile position de la Reine Elizabeth II face à la mort de Diana, Le Confident royal s’efforce de rendre l’imposante Reine Victoria plus humaine en s’inspirant du récit d’une romance courtoise qui a illuminé la fin de sa vie, racontée dans le livre de Shrabani Basu, Victoria and Abdul : The True Story of the Queen’s Closest Confidant (Victoria et Abdul, l’histoire vraie du plus proche confident de la Reine) publié par la History Press en 2010. Comme dans Le Dernier Vice-roi des Indes de Gurinder Chadha, il s’agit ici d’explorer l’histoire du point de vue d’un subalterne.

Le Munshi Abdul Karim, tableau de Laurits Tuxen peint sur commande de la reine Victoria, 1887. Wikipédia

Le pouvoir d’un regard contre la puissance d’un Empire

Alors qu’Abdul Karim (Ali Fazal) est choisi avec son ami Mohamed Buksh pour présenter le « mohur », une pièce d’or à l’effigie de la reine, à Victoria, les officiers supérieurs prennent soin de leur rappeler leur place, très basse dans la hiérarchie de la cour. Abdul ose pourtant croiser le regard de la reine (Judi Dench), ce qui lui est interdit. Pire : il lui baise le pied comme si c’était une déesse. La reine qui s’ennuie des rites habituels de la cour est surprise par ce geste exotique. Entre elle, qui a perdu son mari Albert et son amant John Brown, et son serviteur se noue une relation qui trouble l’entourage.

Les proches de la reine n’acceptent pas cet amour hors norme, mais la reine résiste à leurs complots pour se débarrasser de l’intrus et profite de l’agréable compagnie du bel Abdul Karim. Bien que doté d’un maigre capital scolaire et pratiquement pas de capital social, Abdul charme la reine avec son capital séduction. Le poids de l’âge et de son empire pèsent sur Victoria qui demande à Abdul Karim de lui enseigner sa langue et le nomme « Munshi » (« commis » ou « enseignant » en ourdou). Elle fera même réaliser son portrait par un peintre. Cette ouverture à l’autre, sa langue et sa culture est perçue par son entourage comme une folie (la « munshimanie », selon son fils), un signe de la faiblesse de la reine, qui serait abusée par un arriviste indien.

Le mohur, pièce d’or à l’effigie de la Reine Victoria. Heritage auctions

L’hindou qui se révèle musulman et le rêve éveillé de la reine

Les officiers qui veulent flatter la reine habillent les serviteurs venus d’Inde dans des uniformes colorés et inspirés des tableaux indiens pour les rendre « authentiquement hindous ». Sauf que les hindous de la cour de la reine Victoria sont musulmans. Quand la Reine lui demande d’apprendre l’indien, Abdul s’en sort avec une pirouette en disant qu’elle doit apprendre la langue de la cour moghole, à savoir, l’ourdou. Chaque mot nouveau qu’il prononce attise la curiosité de la reine dont la soif d’apprendre ne se tarit pas. Elle apprend la langue ourdoue, la philosophie de Rumi et les leçons spirituelles du Coran.

Dans le rêve éveillé que vit la reine, l’impératrice des Indes doit s’inscrire dans le récit nostalgique que fait Abdul de la splendeur de l’Empire moghol. L’entremêlement de ces deux rêves donne lieu à un quotidien rocambolesque et perturbe le grand récit de l’empire. Pendant qu’elle recrée la Durbar Hall dans l’île de Wight, Abdul revient à Osborne avec sa femme et sa belle-mère entièrement voilées, en burka noire. Le cinéaste essaie de mettre en exergue le sens de la tolérance de la reine qui les trouve dignes. Mais l’agacement de son entourage fait ressortir tout ce qui sépare Victoria et Abdul – l’âge, le sexe, le statut social, la race, la religion.

La salle de réception de style indien du palais d’Osborne, sur l’île de Wight.

La tragédie de la trahison

Comme tout favori, Abdul fait des faux pas, comme lorsqu’il se déguise – subversivement – en sultan tout puissant lors de l’inauguration du Durbar Hal Sa chute semble proche. Entre les petites trahisons d’Abdul et les grandes manoeuvres de son fils et de son premier ministre, la Reine choisit tout de même l’indulgence envers son protégé et annonce qu’elle souhaite l’élever au titre de chevalier. Son entourage révolté par cette décision évoque la tragédie du Roi Lear de Shakespeare. Victoria taxe ses courtisans de racistes. La reine qui a mis au monde neuf enfants mourra d’ailleurs en appelant Abdul son « doux enfant ». La nature de leur relation relève finalement de la tendresse. Les larmes que verse Adbul Karim lors de la veillé funèbre montrent bien que son attachement sincère à sa bienfaitrice. Il est resté jusqu’au bout un serviteur humble apportant du réconfort à une personnalité haut placée.

Shrabani Basu, qui a consulté les lettres que la reine écrivait à son confident, rapporte que Victoria terminait ses lettres avec la formule « Votre mère aimante » ou « Votre amie la plus proche » en ajoutant parfois même des signes de baisers. Pour la reine, qui se sent emprisonnée dans le palais par ses obligations régaliennes, la relation avec Abdul semble avoir représenté une bouffée d’oxygène. Mais cette intimité qui laissait transparaître tout de même un désir inconscient scandalisa son entourage. Malgré tout, Abdul aura réussi à apprendre à la reine de se passer des mondanités de la salle à manger royale et à accéder à « la salle de réception de l’éternité » qu’évoque Rumi.

Néanmoins, l’Empire ne meurt pas avec Victoria : sa violence se manifeste par la destruction de toute trace de relation entre la reine et Abdul, qui sera renvoyé dans son pays d’origine. Seul son ami Mohamed Buksh se fait porte-parole du peuple opprimé dans le film. Malgré sa fidélité à l’histoire d’amour qui liait Victoria et Abdul, le film ne mentionne pas l’échange gastronomique qui a eu entre eux – il est bien connu que c’est Abdul Karim qui initia l’impératrice au curry. Par contre, le mépris, la méfiance, l’embarras, la jalousie et la vengeance dont il fit l’objet sont bien transposés dans le long-métrage.

La reine et son « munshi », interprétés par Ali Fazal et Judi Dench. Allociné/Copyright Focus Features/Peter Mountain

En tenant compte des séries télévisées telles que Victoria et The Crown ou de films comme Mrs Brown qui tente d’humaniser Victoria, le journal The Independent se demande pourquoi les cinéastes britanniques s’intéressent tant aux figures de la royauté au lieu de formuler un point de vue critique sur l’Empire. Au moment où les débats font rage sur la burka suite à la guerre en Afghanistan, montrer la réceptivité de la reine à des pratiques culturelles différentes peut être interprété par le public à la fois comme une tentative de dédouaner l’Angleterre de l’islamophobie ambiante et à l’inverse comme une provocation contre celles et ceux qui se battent pour la liberté et les droits des femmes.

Stephen Frears a osé aborder la vie amoureuse – réelle ou fantasmée, qu’importe – de la vieille reine, dont les mœurs contrastaient avec la pudeur associée à son époque et à son rang. Tout en faisant descendre la reine de son piédestal, le cinéaste présent Abdul comme un hindou, en le montrant qui idolâtre la reine et baise le pied de sa statue, à la fin du film. Par ce geste imaginé, le cinéaste boucle la boucle du malentendu interculturel.

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