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Policiers de la BAC en position avant une manifestation « gilets jaunes », janvier 2019. Loic Venance/AFP

Le corps des policiers, outil de travail et de résistance

Après des mois de confrontation dans les villes, émaillés par diverses affaires controversées, l’image des policiers est écornée auprès de la population française.

Entre répulsion et fascination, la profession a toujours généré des sentiments ambigus. Le métier porte aussi un paradoxe : la société lui a octroyé le droit d’utiliser des moyens coercitifs (la force physique) à l’encontre de personnes qui utilisent ce même moyen de façon illégale contre d’autres personnes. Nous avons récemment mené une étude sur un aspect permettant d’éclairer et de mieux comprendre les dilemmes moraux auxquels sont confrontés les policiers : leur corps.

Questions existentielles

Les questions « qui suis-je » et « quel est le sens de ce que je fais ? » sont d’autant plus importantes pour les policiers dans un contexte où les enjeux humains sont forts, les conditions de travail sont incertaines, voire dangereuses, comme l’ont montré différentes affaires récentes.

Les attaques peuvent venir de l’extérieur comme lors du double meurtre de Magnanville mais également de l’intérieur comme l’a montré la tuerie du 6 octobre.

Les policiers font ainsi face à un nouveau paramètre lié directement à leur profession : ils sont devenus depuis quelque temps des « victimes » potentielles.

Or, cela est pour eux insupportable car ils se considèrent comme les seuls garants de la sécurité et de la protection des victimes.

Ce nouveau phénomène met d’autant plus en exergue des problématiques auparavant latentes.

Pour faire face à ces évolutions déstabilisantes, les policiers s’engagent dans une éthique du corps comme outil d’invulnérabilité et développent des compétences techniques, physiques et mentales de façon spécifique.

Le corps des policiers est toujours en première ligne : ici funérailles et hommage aux victimes de la tuerie de la préfecture de police le 8 octobre. Ludovic Marin/AFP

Un environnement en profonde mutation

L’environnement de travail des policiers français a beaucoup changé ces dernières décennies, il a évolué notamment pour répondre aux normes de standardisation de l’Union européenne.

Ces évolutions ont profondément impacté le travail des policiers qui, pour beaucoup, ont du mal à accepter ces changements. Ils considèrent que cela les empêche de faire leur travail de façon efficace. Ces changements empiètent sur leur identité et sur la façon dont ils conçoivent le bon travail policier.

Pour cette étude, nous avons partagé le quotidien de policiers d’enquête et d’intervention de brigades spécialisées d’une grande métropole pendant un an.

Cela nous a permis d’observer chez ces policiers comment leur conception du travail bien fait passe en grande partie par une éthique du corps comme outil de travail « parfait et performant ». Le corps joue ainsi un rôle prépondérant dans l’identité des policiers de terrain et il participe également aux stratégies de contournement de certaines pressions institutionnelles qui affectent la conception de leur travail.

En mettant l’accent sur quatre pratiques corporelles, nous démontrons comment la forme physique, l’hygiène, l’endurance et le contrôle des corps et des espaces sont des éléments centraux de la construction de l’identité professionnelle de ces policiers et comment cela participe à leur éthique de travail.

Le corps comme outil de résistance

Dans le contexte de ces brigades spécialisées, le corps apparaît à la fois comme un outil, comme le creuset de l’identité mais également comme une manifestation des stratégies de résistance. Cela se produit en particulier dans les environnements organisationnels qui requièrent de l’engagement physique, une prise de risques et qui impliquent une stigmatisation sociale, morale et physique des personnels qui exécutent ce travail.

De plus, les policiers de terrain ont tendance à percevoir leur hiérarchie comme détachée de la réalité de leur quotidien, gérant des chiffres et des réunions plutôt que des hommes et des situations émotionnellement chargées.

Le décalage entre les hommes de terrain et le corps politique est particulièrement marqué chez les policiers. Ici, en octobre 2017, le ministre de l’Intérieur Gerard Collomb visite un « quartier sensible ». Thomas Samson/AFP

Cet écart de perception éloigne et isole les policiers de leur hiérarchie, fragilisant la légitimité de cette dernière et laissant les policiers de terrain en grand désarroi. Cette situation ambiguë et complexe précarise l’identité professionnelle des policiers qui ont besoin d’un socle organisationnel stable et fort pour appuyer leurs décisions dans des circonstances parfois difficiles et légitimer l’utilisation de la force.

Les policiers développent alors des pratiques et mécanismes compensatoires. Parmi ces derniers, le corps est apparu comme élément fondamental de l’éthique du travail policier. Alors que la dimension corporelle du travail de terrain émerge comme élément identitaire et structurant, les policiers considèrent cependant qu’elle est souvent dédaignée par les élites pensantes et décisionnelles.

Pour renforcer cette éthique de travail corporel, ces policiers ont ainsi développé des pratiques professionnelles adaptées au rôle majeur que le corps (physique) joue dans leur conception du travail sérieux.

Pratique intensive du sport

Les policiers que nous avons suivis pratiquent ainsi plusieurs heures de sport en dehors des heures de travail, soit pendant la pause déjeuner, soit après leur journée de travail. Chaque jour ils prennent soin de leur corps. Ceux que nous avons rencontrés fument rarement, portent une attention particulière à leur nutrition et suivent parfois un programme d’entraînement spécifique.

De plus le sport porte des valeurs de compétition et de discipline qui apparaissent comme des composants importants de l’identité des policiers observés. Grâce à l’exploit sportif et à la performance, les policiers maintiennent leur estime d’eux-mêmes et leur confiance.

Cela contribue également à renforcer l’image d’un environnement professionnel majoritairement masculin même si les quelques femmes policières de ces brigades spécialisées pratiquent également le sport de façon intensive..

Prisca Vicot, brigadier de PJ et championne de boxe.

La salissure

Les policiers que nous avons observés attachent par ailleurs une importance particulière à leur hygiène physique, se lavant les mains plusieurs fois par jour, changeant de vêtements ou se douchant sur leur lieu de travail en plus de chez eux après des missions physiques ou des séances de sport. L’odeur est aussi un élément discriminant, la mauvaise odeur d’un lieu, d’un personne, d’un cadavre en décomposition qui reste imprégnée sur la peau pendant plusieurs jours malgré les douches.

Le travail des policiers implique régulièrement de travailler avec des personnes stigmatisées ou des matériaux/lieux contaminés/sales. On parle alors de « travail sale » (dirty work). Il peut s’agir d’une « salissure (taint) physique », par exemple travailler dans des conditions dangereuses ou déplaisantes.

Il peut également s’agir d’une « salissure sociale », dans ce cas il s’agit d’activités que ces professionnels font au contact de personnes socialement stigmatisées comme des criminels, des drogués, etc.

La « salissure » peut également être morale lorsque les professionnels utilisent des techniques parfois coercitives ou intrusives pour arriver à leurs fins, comme les filatures, le menottage, l’enfoncement de porte de domicile, etc.

Les policiers peuvent se trouver sur certains lieux sensibles où officient aussi les légistes, comme une scène de crime, ici à Marseille en 2016. Boris Horvat/AFP

La « salissure » étant contaminante, les policiers essaient de conserver une hygiène mentale et physique pour se prémunir de cette contagion. Ils prennent ainsi soin de la propreté de leur corps et de leur espace de travail que ce soit leur bureau, leur matériel, ou les voitures qu’ils utilisent.

Ainsi la salubrité du lieu de travail et le bon état des véhicules sont des facteurs essentiels du quotidien de ces professionnels qui ont souvent recours au bricolage pour réparer ou adapter certains outils de travail.

Les entraînements spécifiques – armes, conduite rapide, techniques d’intervention, etc.- et la discipline qu’ils requièrent sont également des moyens de construire une barrière de protection.

L’hygiène apparaît ainsi comme une stratégie de distanciation de la salissure et de la stigmatisation physique, sociale et morale associées au travail quotidien.

Être endurant

Au-delà de la forme physique, le « bon policier » doit être capable d’endurer des situations difficiles. Par exemple, il peut rester enfermé dans un véhicule pendant des heures dans des conditions d’extrême chaleur ou de froid, sans climatisation ni chauffage allumé afin de rester dissimulé lors de missions de surveillance.

Il doit également se rendre disponible jour et nuit et peut être amené à travailler plusieurs jours d’affilée sans voir sa famille si l’enquête l’exige. Être capable de supporter cet environnement de travail représente une preuve de valeur, l’affirmation d’être un « vrai policier ».

L’endurance est à l’image de l’engagement, la fatigue des corps est compensée par la satisfaction du travail accompli sur le terrain. Le policier est plus fatigué lorsqu’il doit accomplir une mission qu’il considère subalterne, déconnectée de ce qu’il sait être sa mission principale. La perte de sens érode les corps et les esprits dans un environnement de travail où la vocation reste le moteur principal.

Garder le contrôle

La dernière stratégie que nous avons identifiée se retrouve dans le contrôle des corps et des espaces. La relation de force est souvent palpable entre le policier et le mis en cause. La confrontation physique lors de l’arrestation est inévitable mais cette tension entre les corps reste présente à chaque interaction.

La capacité et la volonté d’être prêt à s’engager dans une réponse physique si la situation le demande fait partie de l’identité des policiers que nous avons observés. Pour eux le maintien de l’ordre public est important car ils considèrent que tous les espaces sont des états de droit. Les policiers d’enquête perçoivent leur travail comme la garantie pour les victimes d’obtenir justice.

Selon eux, les évolutions du système judiciaire de ces dernières décennies ont plutôt favorisé les droits des mis en cause au détriment des victimes. Ils se considèrent ainsi comme les seuls alliés de celles-ci. Le danger et la violence physique ou verbale auxquels ils sont confrontés sont transformés en facteurs de motivation pour reprendre le contrôle des espaces et des corps au nom de la société civilisée.

Le corps s’abîme

Ces policiers doivent cependant faire face aujourd’hui à la fois à une plus grande médiatisation et visibilité de leurs actions mais également à des comportements plus violents et désinhibés de la part des potentiels suspects.

La radicalisation des mouvements sociaux de ces derniers mois met à l’épreuve leur éthique et leurs stratégies, tant au niveau de l’endurance que du sentiment de « salissure » et de stigmatisation croissant.

Entre la sélection de l’information par les médias et les jeux de pouvoir politique, les policiers de terrain ont de plus en plus de mal à faire un travail sérieux tel qu’ils le conçoivent et qui correspond à leur vocation. Le corps comme dernier rempart contre la perte de sens commence à s’abîmer, à se fatiguer, à se salir. La fierté du métier et la confiance dans la mission s’effritent face aux déceptions récurrentes d’un système en saturation et des attentes de la société qui sont devenues trop divergentes et contradictoires.

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