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Le « Coup de tête » d’Abdessemed et « Les Bourgeois de Calais » de Rodin : quel rapport ?

À gauche : « Coup de tête », par Adel Abdessemed, exposée à Doha (Qatar). À droit : « Les Bourgeois de Calais » d'Auguste Rodin. Wikimedia

En regardant la sculpture d’Adel Abdessemed intitulée Coup de tête, je suis saisi par la force que dégage cette sculpture et sans savoir exactement pourquoi je l’associe aux Bourgeois de Calais de Rodin. Ces deux sculptures monumentales, qui pèsent chacune leurs tonnes de bronze, n’ont pourtant rien à voir l’une avec l’autre. L’une est passée dans la postérité, éditée en douze exemplaires, visibles au Japon,en Angleterre et aux États-Unis, l’autre, le coup de tête, en fait le fameux coup de boule de Zidane, pas encore.

« Coup de tête », exemplaire exposé à Doha au Qatar. Doha Stadium Plus Qatar/Flickr, CC BY

Exposé en 2012 sur le parvis de Beaubourg, un exemplaire se trouve aujourd’hui au fond de la propriété bretonne de François Pinault et un autre exemplaire a été acheté par l’autorité des musées du Qatar en vue de la coupe du Monde de football qui se tiendra dans l’émirat en 2022. Installée sur la corniche de Doha, elle sera déboulonnée car la jurisprudence islamique interdit toute idolâtrie sur des lieux publics ; hier dehors, elle est aujourd’hui dans le Musée arabe d’art moderne de Doha et je fais le pari que la sculpture d’Abdessemed traversera aussi bien les siècles que celle de Rodin et sera vue aussi dans le monde entier.

Les Bourgeois finalement victorieux

« Les Bourgeois de Calais » à Londres à Victoria’s Garden prés du Parlement. Véronique Debord-Lazaro/Flickr, CC BY-SA

Les Bourgeois de Calais, chacun le sait, fixe pour toujours la détresse des édiles humiliés qui donnent, la corde au cou, les clefs de leur ville tout en sachant qu’ils seront exécutés. Calais est sauvé par ces bourgeois qui placent le collectif au-dessus de leur destin individuel. Finalement, leur beau geste les sauvera ; le vainqueur anglais les graciera soit par charité chrétienne soit par pitié. La sculpture appelle des questions : mais pourquoi se rendre après des mois de siège victorieux, ce qui accula l’ennemi à proposer en dernier recours ce chantage ignoble ? Ces bourgeois sont-ils des résignés qui capitulent trop tôt ou sont-ils des héros qui sacrifient leur vie pour sauver leur population au bord de la famine ? Leur défaite n’est-elle pas finalement une victoire ?

Si Rodin répond en 1889 à une commande de la ville de Calais qui souhaite immortaliser ses édiles christiques, Adel Abdessemed s’empare d’un fait planétaire pour questionner le public quitte à le provoquer ou le mettre mal à l’aise.

Mais pourquoi ? Mais pourquoi ?

Le coup de boule de Zidane durant la finale de la coupe du monde 2006 (France – Italie).

Été 2006, finale de la coupe du monde de football entre la France et l’Italie : à quelques dizaines de minutes de la fin d’un match encore indécis, Zidane donne un coup de boule à l’arrière Marco Materrazi et l’arbitre siffle immédiatement sa sortie du terrain ; sortie qui va expliquer en partie la victoire de l’équipe d’Italie et fera perdre une équipe de France tétanisée par l’initiative incompréhensible de son meilleur joueur. Comme le déplorait en direct un commentateur sportif d’une voix étranglée : « Mais pourquoi, mais pourquoi ! ? » C’est ce « mais pourquoi » qui, me semble-t-il, sera le point de départ de l’œuvre monumentale d’Adel Abdessemed.

Qu’est-ce que l’artiste veut nous dire en mettant en scène cette action violente ? Le public s’interroge ; il y a plusieurs interprétations. L’insulte, somme toute courante, aurait pu être réglée plus tard, dans les vestiaires. Le coup de boule, un coup de tête de cour d’école, est une réponse violente à une insulte qui blesse une personne privée qui perd la face et non un joueur appartenant à une équipe. Victoire du tout à l’ego, symbole de notre époque où l’individu se sent invincible, seul à même de produire son jugement. C’est une lecture possible. Cette sculpture nous dit en creux que le maillot d’une équipe ne vaut pas l’honneur bafoué d’un homme.

La fin du collectif ?

Régis Debray y verrait comme symbole la fin de l’ère chrétienne, c’est-à-dire ce temps où l’accomplissement collectif l’emporte sur l’accomplissement personnel. Le sociologue Émile Durkheim y aurait vu la fin de la solidarité mécanique, c’est-à-dire ce temps où l’individu savait que sa vie était liée à celle des autres.

L’idole des stades n’est finalement qu’un homme, un homme fragile comme tout autre homme. Ignorance de l’enjeu collectif, oubli du contexte monétaire et planétaire. La sculpture arrête le temps, fige la dynamique d’une lutte corps contre corps, une affaire d’hommes. L’insulté sort-il vainqueur ou ne serait-ce pas plutôt l’insultant ? Qui domine qui ? Qui gagne, qui perd ?

Des symboles ambivalents

À un siècle de distance, les sculptures se répondent par l’émotion dégagée venant de l’ambivalence des interprétations possibles. Les Bourgeois de Calais sont certes des héros pour la ville mais ce qui ressort de la sculpture de Rodin est plutôt la défaite du vainqueur. Par la beauté des corps des vaincus, l’artiste proclame leur humanité. C’est cette proclamation qui rend l’émotion.

Il en va de même pour le Coup de tête. Cette sculpture n’est pas un monument à la gloire d’un héros, c’est plutôt la défaite d’un geste mauvais mais juste, qui va entraîner une défaite collective. C’est la façon dont s’enchevêtre le collectif et l’individuel selon chacune des périodes et aussi le regard porté par les artistes sur la fragilité humaine qui font la force de ces deux sculptures qui a priori n’ont rien à voir l’une avec l’autre.

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