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Le destin d’Aoua Keita, femme d’exception et figure de l’indépendance du Mali

Portrait d'Aoua Keita
Le 7 juillet 2017, la 38e promotion de l’Ecole militaire interarmes de Koulikoro est baptisée Promotion Aoua Keita, du nom de la première femme députée du Mali. Compte Twitter de la présidence du Mali

Qui se souvient, dans le Mali d’aujourd’hui, des combats menés par la sage-femme Aoua Keita, militante politique et syndicale au temps des décolonisations ?

À l’heure où le Mali fête le soixantième anniversaire de son accession à l’indépendance et traverse une crise politique profonde, la trajectoire de cette femme exceptionnelle nous rappelle le rôle des Africaines dans l’effervescence des luttes politiques de ces décennies d’émancipation du joug colonial.

Devenir une « sage-femme communiste » en contexte colonial

Née en 1912 à Bamako, la capitale du Soudan français (actuel Mali) qui fait alors partie de l’Afrique-Occidentale française (AOF), Aoua Keita grandit dans une famille polygame. C’est à l’initiative de son père, un ancien tirailleur, qu’elle est scolarisée en 1923 au Foyer des Métisses, qui accueille des élèves noires et métisses que l’administration française veut éduquer.

Retrouvez l'émission La Marche du Monde (RFI) consacrée à Aoua Keita :

« Aoua Keita, la voix des indépendantes africaines » La Marche du Monde, RFI111 MB (download)

Elle appartient alors à la petite minorité de femmes de l’AOF qui sont scolarisées, au grand désarroi de sa mère qui considère qu’une fille qui est allée à l’école est perdue pour le mariage et lui déclare amèrement :

« Va-t-en t’occuper de tes papiers et de tes crayons, c’est ce que tu donneras à manger à l’homme malheureux qui acceptera de te prendre. »

Mais Aoua Keita est brillante. Elle réussit en 1928 le concours de l’École de médecine de l’AOF (qui a ouvert à Dakar en 1918) et obtient son diplôme de sage-femme trois ans plus tard, en 1931.

Elle est alors affectée à Gao, une ville située à l’extrême nord du Mali, dans une région dont elle ne connaît pas la langue (le sonrai, alors qu’elle parle le bambara). Du fait de son métier, elle devient pourtant rapidement populaire et tisse avec les femmes locales des liens de confiance qui vont servir de terreau à son activité politique.

Celle-ci commence aux côtés de son mari médecin, Daouda Diawara, qu’elle a épousé en 1935. L’invasion de l’Éthiopie par Mussolini attise sa révolte contre le colonialisme. Elle s’inscrit au Syndicat des médecins, vétérinaires, pharmaciens et sages-femmes puis à l’Union soudanaise–Rassemblement démocratique africain (US-RDA), la section soudanaise du parti anticolonial fédéral créé en octobre 1946 à Bamako et affilié dans un premier temps au Parti communiste français.

Aoua Keita en devient rapidement une militante très active. Elle prend en charge la propagande dans les localités où elle est affectée, est une des rares Africaines à pouvoir voter aux élections de 1946 en tant que citoyenne « indigène », et organise clandestinement des réunions de femmes dans sa maternité… pour éviter tant les foudres des maris que de l’administration coloniale.

En 1949, Aoua Keita, ne parvenant pas à avoir d’enfant et rejetant l’idée d’avoir une coépouse, divorce. Elle se consacre alors pleinement à ses activités professionnelles et politiques. Identifiée par l’administration coloniale comme une militante « communiste » au lendemain de la victoire de l’US-RDA à Gao aux élections de 1951, elle est mutée au Sénégal. Malgré la répression, elle devient une figure d’envergure de son parti. Elle est nommée « commissaire à l’organisation des femmes » en 1958 et, à ce titre, devient la seule femme membre du Bureau politique de l’US-RDA. L’année suivante, elle est élue députée de la Fédération du Mali à Sikasso, devenant la première Africaine de l’ex-AOF à accéder à un tel poste.

Bamako : épicentre du panafricanisme au féminin

Pour Aoua Keita, le combat contre les injustices coloniales est indissociable de l’organisation des femmes et de la défense de leurs droits. En collaboration avec l’institutrice Aïssata Sow Coulibaly, elle fonde un syndicat des femmes travailleuses à Bamako en 1956. Deux ans plus tard, elle participe à la création de l’Union des femmes du Soudan (UFS), qui a pour objectif de défendre les droits des femmes et de servir de base à la création d’une organisation panafricaine : l’Union des Femmes de l’Ouest africain (UFOA). Celle-ci est fondée à Bamako en juillet 1959, par des femmes du Soudan français, de Guinée, du Sénégal et du Dahomey.

Congrès fondateur de l’Union des femmes de l’Ouest africain à Bamako du 20 au 23 juillet 1959. AFP

L’organisation affiche un programme ambitieux : elle condamne les abandons de domicile conjugal et les répudiations, réclame l’abolition de certaines coutumes jugées néfastes, l’institution du mariage civil et le consentement obligatoire des époux, la suppression du mariage précoce et de la polygamie.

Sa création obéit à plusieurs préoccupations : consolider les liens entre les pays d’AOF au moment où l’autonomie de chaque territoire s’affirme de plus en plus ; constituer une organisation susceptible de rendre plus visibles les Africaines à l’échelle internationale, notamment par rapport à leurs « sœurs » des colonies anglaises ; promouvoir des réformes tant dans le domaine familial qu’en matière de reconnaissance de la place des femmes dans l’espace public.

L’UFOA disparaît en 1960 mais les réseaux qu’elle a permis de tisser servent de base à une structure continentale quelques années plus tard : la Conférence des femmes africaines (future Panafricaine), créée à Dar es Salam, capitale de la Tanzanie, en 1962 et dont le siège se situe à Bamako.

La capitale malienne est un espace central du panafricanisme au temps des décolonisations. Elle accueille également, la même année, la première réunion de la Fédération démocratique internationale des femmes qui se tient sur le sol africain. Peu de temps après est voté le Code du Mariage dans le Mali socialiste nouvellement indépendant. Si Aoua Keita, seule femme à siéger à l’Assemblée nationale lors du vote, ne parvient pas à empêcher un amendement restreignant la monogamie, ce texte est considéré comme révolutionnaire en son temps. L’exclusivité du mariage civil sera abrogée en 2011 contre l’avis d’organisations féminines maliennes qui y voyaient une atteinte aux droits acquis au lendemain de l’indépendance.

Une Africaine dans le monde de la guerre froide

Ardente combattante de la cause anticoloniale, de l’unité africaine et des droits des femmes, Aoua Keita contribue au renforcement des liens entre les militantes africaines et les organisations internationales.

Aoua Keita en meeting. Musée de la Femme Muso Kunda, Bamako, Author provided

À ce titre, et à l’image de l’Ivoirienne Célestine Ouezzin Coulibaly, elle parcourt le monde et articule les luttes menées localement sur le continent aux combats internationaux anti-impérialistes. Elle effectue pour la première fois un voyage hors d’Afrique en 1957, comme déléguée au Congrès de la Fédération syndicale mondiale (FSM) à Leipzig en RDA. Alors âgée de 45 ans, elle y fait forte impression.

Au lendemain de l’accession du Mali à l’indépendance, le 22 septembre 1960, elle se rapproche des pays socialistes, voyage en Union soviétique et en Asie (Chine, Corée, Vietnam) et noue avec les organisations féminines de ces pays des liens de coopération tournés vers l’éducation des filles, la santé des mères et des enfants. La solidarité tissée avec les femmes du Tiers-monde et les militantes communistes ne signifie pas pour autant qu’elle rompe les relations avec les femmes du « Bloc de l’Ouest ». Dans le contexte de la guerre froide, le Mali socialiste a fait le choix du non-alignement et maintient une collaboration effective avec la France comme avec les États-Unis.

Aoua Keita devient une « Femme d’Afrique »

Pagne produit par l’Association pour le progrès et la défense des droits des femmes (APDF) à l’occasion de la Journée de la femme africaine du 31 juillet 2006. Author provided

La carrière politique d’Aoua Keita s’arrête brutalement en 1967. Alors que le pays est traversé par une « révolution culturelle », elle est écartée du pouvoir, de même que les autres rares femmes à avoir obtenu des responsabilités politiques.

Le coup d’État militaire qui renverse la Ie République de Modibo Keita, l’année suivante, la pousse sur la route de l’exil. Vivant entre le Congo-Brazzaville et la France, elle se consacre à l’écriture de ses mémoires.

Ce témoignage exceptionnel publié en 1975 n’est sans doute pas pour rien dans le fait qu’elle incarne aujourd’hui la participation des femmes à la lutte pour l’indépendance du Mali et un modèle pour les associations féminines et féministes maliennes.

Son effigie a été reproduite en 2006 sur des pagnes à l’occasion de la Journée de la femme africaine fixée au 31 juillet.

« Première femme députée du Mali. Aoua Keita ». Fresque murale située sur la colline de Koulouba à Bamako. Le griot Bazoumana Sissoko est l’auteur de la musique de l’hymne national du Mali. Author provided

Son portrait orne également la vaste fresque murale située sur les hauteurs de Koulouba, la « colline du pouvoir » à Bamako, qui retrace cent cinquante ans d’histoire malienne.


_Retrouvez l’historienne Pascale Barthélémy et écoutez les archives inédites des discours d’Aoua Keita dans l’émission La Marche du Monde, de Valérie Nivelon.


Cet article est republié dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du Forum mondial Normandie pour la Paix.

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