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Le devoir de mémoire de Gurinder Chadha dans « Le Dernier Vice-Roi des Indes »

L'histoire de la partition vue par Chadha. Allociné

Gurinder Chadha est connue pour ses comédies interculturelles comme Bhaji à la plage (1993), Joue-la comme Beckam (2002) et Coup de foudre à Bollywood (2004). Mais son tout dernier film, Le Dernier Vice-Roi des Indes, dans un registre très différent, traite de la dissolution de l’Inde britannique en deux états souverains. Les spectateurs indiens découvriront ce film sous un autre titre (Partition : 1949) le 18 août 2017, tandis que le film est sorti en février dernier en Grande-Bretagne.

L’Inde et le Pakistan fêteront le 70e anniversaire de leur indépendance le 15 août 2017. Les deux nations furent en effet créées marquant la fin de 300 ans de joug anglais, donnant naissance à deux pays distincts, fondés à l’origine sur leurs différences religieuses.

Mais la partition qui s’ensuivit fut un événement traumatique : entre 1947 et 1948, au moins douze millions de réfugiés ont traversé les frontières dans les deux sens. Plus d’un million ont péri, victimes des violences atroces qui ont suivi l’annonce du partage territorial.

Chadha a décidé de réaliser ce film lors d’une visite au Pakistan en 2005, lorsqu’elle se rendit à Dariala Jalib, où séjourna son grand-père Sikh, qui dut abandonner sa demeure ancestrale à cause de la partition. Au cours son enfance à Londres, la tante de Chadha lui avait raconté l’histoire tragique de sa grand-mère paternelle (que l’on aperçoit sur une photo de famille à la fin du film) qui avait dû abandonner le cadavre de sa plus jeune fille dans une rivière afin d’atteindre Le Penjab indien. Le devoir de mémoire de Gurindher Chadha s’accomplit ici dans une esthétique hybride, entre le romantisme hérité des films hindis et le féminisme issu de sa formation en Angleterre.

La partition, mythe fondateur des nations indienne et pakistanaise

Selon Sara Suleri, spécialiste en littérature, la partition constitue le mythe fondateur des deux nations. Cet événement a ainsi fait l’objet de plusieurs œuvres littéraires en langues indiennes et anglaises. Si la cinéaste canadienne Deepa Mehta a réalisé au moins deux films sur la partition de l’Inde, Earth (1998) et Midnight’s Children (2012) d’après les romans de Bapsi Sidhwa et Salman Rushdie, les spectateurs indiens avertis se réfèrent aux films bengali de Ritwik Ghatak (Komal Gandhar (1961), Subarnarekha (1962) ou au film ourdou de M.S. Sathyu (Garam Hawa, 1974), au film télévisé en hindi, Tamas (1988) de Govind Nihalani et au film Pinjar (2003) de Chandra Prakash Dwivedi. Quant aux films hindis populaires sur la partition, ils ont connu un grand succès au box office.

Le film ‘Earth’ de Deepa Mehta, 1998.

En Angleterre, plusieurs films ont relaté l’événement à travers le prisme colonial, notamment celui de Lord Mountbatten, dernier vice-roi de l’Inde britannique et premier gouverneur général de l’Inde indépendante. Outre le documentaire autobiographique The Life and Times of Lord Mountbatten (1968) on se souvient de la série télévisée dirigée par Tom Clegg, Lord Mountbatten, The Last Viceroy (1986) dans le style colonial dit Raj.

La fresque historique de Chadha revient sur l’arrivée de la famille Mountbatten à Delhi avec une mission précise : organiser la décolonisation de l’Inde et le transfert de pouvoir.

Nous assistons donc aux coulisses des négociations politiques qui dessinèrent l’Inde indépendante en présence d’acteurs phares : le futur premier ministre de l’Inde, Jawaharlal Nehru, le père de la nation pakistanaise, Mohammed Ali Jinnah, le « Mahatma » Mohandas K. Gandhi ainsi que celui qui consolida le territoire indien Sardar Vallabbhai Patel.

L’Inde qui se dessine alors se trouve aussi dans la cuisine de l’immense palais aux 340 chambres situé à Delhi et dessiné par Edwin Luytens dans le style anglo-indien. Chadha nous emmène avec un certain plaisir dans ce microcosme de l’Inde, montrant ainsi au spectateur les différences de genre, caste, classe, langue et religion – autant d’éléments de débats lors de l’élaboration de la constitution indienne.

Aujourd’hui, le palais abrite le parlement indien (le film fut tourné au palais de Jodhpur).

Le film retrace le drame de l’Inde et le lie intimement à celui des protagonistes Jeet Kumar et d’Aalia, l’un hindou et l’autre musulmane. L’amour interdit tient le spectateur en haleine. L’intrigue à la Roméo et Juliette se finit en happy end, tandis que les populations des deux nations sont déchirées entre les frontières et que Mahatma Gandhi se retire des discussions devant l’inéluctable.

Le va-et-vient entre les images en couleur et les images en noir et blanc vise à insister sur le fait que le film est une œuvre d’imagination et non une représentation littérale de l’histoire.

Regards multiples

Gurinder Chadha avait révélé dans des entretiens qu’elle souhaitait adopter dans ce film un point de vue qui mêle « le haut et le bas » de l’histoire, autrement dit en intégrant le point de vue des gens ordinaires, ici les subalternes au service des britanniques.

La réception de ce film en Angleterre a été mitigée. Dans un article à charge publié par The Guardian, Fatima Bhutto (nièce de l’ancienne Premier ministre pakistanaise Benazir Bhutto) qualifie le film de « pantomime servile ».

Gurinder Chadha s’est défendue contre l’accusation de préjugés anti-musulmans formulée par Fatima Bhutto. Le geste du père d’Aalia qui la jette du train attaqué par les foules hindoues pour la sauver n’est pas moins humain que celui de la femme hindoue qui veut la protéger. Chadha a également argué que l’intention de son film n’est pas de minorer l’importance de la lutte pour l’indépendance mais plutôt de la célébrer. Enfin, elle n’attribue pas la tragédie de la partition à une seule partie, ni n’antagonise Jinnah : dans le film, on voit aussi bien Nehru attaquer Mountbatten sur sa politique du « diviser pour mieux régner » que Mountbatten écoutant Jinnah lui exposer sa vision laïque du Pakistan.

Lord et Lady Mountbatten avec Gandhi en 1947.

Dans un autre article publié par The Guardian, le journaliste Ian Jack accuse l’équipe du film de revisiter les faits car Chadha, pour la reconstitution historique, se réfère non seulement à Cette nuit la liberté de Larry Collins et de Dominique Lapierre (1975) mais aussi à la théorie esquissée par le diplomate Narendra Singh Sarila dans son livre The Shadow of the Great Game : The Untold Story of India’s Partition (2006) selon qui Sir Cyril Radcliffe, chargé de définir les frontières, s’est inspiré d’un document secret établi à la demande de Churchill. Le film montre en effet le Général Ismay confiant le dossier secret à Radcliffe.

Gurinder Chadha a-t-elle endossé le point de vue britannique par mimétisme colonial ? Il me semble qu’elle souhaite plutôt mettre en scène la confrontation de multiples points de vue. Son regard n’est ancré ni dans le colonial ou le postcolonial, mais dans un lieu tiers, celui de l’immigrée de seconde génération. L’ambition de Gurinder Chadha n’est pas la reconstruction historique de toute une période mais d’un moment de l’histoire – la sortie des britanniques de l’Inde.

A travers son film, Chadha invite le spectateur à s’interroger : Mountbatten était-il à la hauteur ou a-t-il été manipulé au nom des intérêts supérieurs de la nation ? Le « pays des purs » (Pakistan) est-il une idée née en 1933 d’un visionnaire formé à Cambridge, (Choudary Rahmat Ali) comme le soutient Jinnah, ou le fruit d’une stratégie secrète de Churchill ? Edwina Mountbatten soutient son mari, mais n’approuve pas son plan de diviser le pays. Et quel est l’intérêt des Américains dans ce nouveau jeu de relations internationales après la deuxième guerre mondiale ?

Un film sur le fil

Le film est rythmé, divertissant et ponctué de plans grandioses, sur une bande originale somptueuse d’A.R. Rahman.

Malheureusement, la réalisatrice fait de trop nombreux raccourcis. Jeet Kumar, par exemple, évoque très brièvement le massacre de Jallianwala Bagh dont fut victime sa famille. Des répliques lapidaires à succès (« Vous avez divisé l’Inde pour le pétrole ? ») dévalorisent le propos historique du film.

Gurinder Chadha nous propose ainsi une version grand public, accessible de la partition de l’Inde où les Mountbatten, en uniforme kaki, distribuent des chappatis aux réfugiés, comme un clin d’œil ironique à la première guerre d’indépendance de l’Inde où le corps de soldats indiens cipayes partageaient des chappattis pour marquer leur rébellion (1857).

La cinéaste essaie de créer tant bien que mal un équilibre entre le personnel et le politique, quelque peu délaissé au profit d’une romance toute bollywoodienne.

Et de, malgré tout, véhiculer un message de réconciliation et d’union au-delà des différences religieuses, message qu’il semble si nécessaire de rappeler aujourd’hui.

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