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Le Fairphone ou les balbutiements de la téléphonie éthique

Des enfants montrant leur récolte de cuivre, un matériau essentiel à la fabrication des téléphones portables, en République démocratique du Congo. Fairphone/Flickr, CC BY-NC

Depuis une dizaine d’années, le marché mondial du smartphone connaît une croissance quantitative forte, globale et régulière. Le volume total d’unités vendues devrait passer de 300 millions en 2010 à quelque 2 000 millions en 2020. Pour 2016, on table sur 1 500 millions d’unités écoulées.

Dans le même temps, le bilan énergétique et éthique du secteur et de l’économie numérique au sens large demeure largement négatif et préoccupant.

La fabrication des téléphones, qui se fait désormais essentiellement en Asie, nécessite des substances à la fois toxiques et non biodégradables (arsenic, béryllium, mercure, plomb, tantale) dont l’extraction a des impacts humains et environnementaux souvent catastrophiques. De plus, ces appareils ne sont pas souvent conçus pour être réparables, ils seront donc rarement réparés !

Pire, après une durée de vie très courte, ils ne sont quasiment pas recyclés. On les retrouve soit dans nos tiroirs, soit en direction de l’Asie, Chine ou Inde en tête, pour un démantèlement dans des conditions discutables, soit en direction de l’Afrique et de ses décharges électroniques sauvages comme celle du Ghana à Accra-Agbogbloshie.

Le débat «Où vont nos déchets électroniques ?» (Public Sénat, 2011).

Un marché dominé par Samsung et Apple…

Sur le front des terminaux, les deux entreprises continuent à dominer l’offre mondiale et ce malgré les récents déboires industriels de Samsung et l’infléchissement des ventes de Apple sur les marchés matures. En 2016, Samsung représente ainsi 22 % du marché mondial, Apple 12 %, Huawei 10 %, Lenovo (en incluant les marques Moto et Vibe, ex-Motorola) 5 %, LG 4 % et Xiaomi 1 %.

Les autres constructeurs sont marginaux en terme de volume : c’est le cas de Microsoft et de son Windows phone (ex-Nokia) dont l’avenir semble compromis, de HTC après la dégringolade des ventes de 35 % en 2015 et de BlackBerry qui se recentre sur le logiciel et les services plutôt que sur ses terminaux dont les ventes ont fortement chuté.

Concernant les systèmes d’exploitation, Android (Google) fait la course en tête avec 80 % de parts du marché suivi par l’iOS (Apple), qui arrive loin derrière avec 15 %, mais devant Windows Phone 10 et BlackBerry 10.

… mais avec de multiples niches

Dans ce marché très agressif, il est toutefois possible de surnager – voire de se faire une place au soleil – grâce à des stratégies et des produits de niche.

C’est le cas des smartphones résistants des constructeurs Caterpillar, Crosscal, Kyocera, MTT ou encore Jeep. C’est aussi vrai de certains smartphones ludiques, explicitement conçus pour les enfants via les marques Wiko, Samsung ou Lumia par exemple. C’est enfin le cas de smartphones compatibles avec des appareils auditifs, dotés d’une notice bien lisible et d’une touche « urgence », plutôt destinés aux seniors. Sur ce segment, on retrouve des acteurs classiques (Samsung, Apple, LG), mais aussi des constructeurs spécialisés comme Amplicomms, Doro ou encore Emporia.

Exemple de téléphone portable conçu pour les personnes âgées (La Quotidienne, 2013).

Dans cette offre diversifiée, on regrettera toutefois que les téléphones « éthiques » (réparables, recyclables, respectueux, sobres…) représentent une niche où les constructeurs n’osent s’aventurer. Pourquoi tant de légèreté ?

L’éthique et la durabilité à la peine

À la l’heure de la transition énergétique, la modularité, et donc la réparabilité, semble être une solution intéressante. Mais Google vient de renoncer récemment à son projet de téléphone modulaire, Ara, pour d’obscures raisons liées aux reconfigurations au sein de l’entreprise à la suite de sa prise de contrôle par Alphabet.

Mais dans ce segment, l’entreprise néerlandaise Fairphone continue, tel un irrésistible village gaulois, de creuser le sillon de l’éthique et de la durabilité. Elle s’accroche sur le marché, encore symbolique quantitativement, en proposant après son Fairphone 1 – un semi-échec – le Fairphone 2 – un semi-succès.

Fairphone, le premier smartphone éthique (Arte, 2016).

Fin 2013, le Fairphone 1 créait une belle surprise et récoltait un joli succès d’estime sur le marché polluant et énergivore des téléphones. L’entreprise proposait pour 310 euros, hors frais de port, un appareil qui n’utilisait pas de métaux rares en provenance de pays en guerre, était assemblé dans des usines respectant les protections sociales minimales, était pensé pour être réparable et donc recyclable et dont la batterie et la connectique étaient standards.

Ce modèle ne remporta pas un franc succès commercial, avec seulement 60 000 exemplaires vendus. Un semi-échec probablement imputable à un manque de puissance et à un design trop classique.

Fin 2015, le Fairphone 2 arrive sur le marché pour 525 euros. Il est présenté comme équitable et évolutif. La firme cible 100 000 à 150 000 exemplaires en 2016, ce qui reste marginal comparé aux énormes volumes des leaders du secteur.

«Les secrets inavouables de nos téléphones portables» (Cash Investigation, 2015).

Être « fair », ça veut dire quoi ?

La firme néerlandaise se positionne comme respectueuse des personnels, de la durabilité et de la sobriété. Ces trois dimensions sont largement absentes des stratégies des leaders du marché et – doit-on le regretter ? – tout aussi éloignées des préoccupations des jeunes et moins jeunes acheteurs qui survalorisent le prix, le design et la performance. La prise en compte de l’éthique dans le numérique reste à balbutiante.

Sur son site Internet, l’entreprise s’engage donc à s’approvisionner en métaux et minéraux dans des mines convenablement exploitées. Concrètement, l’entreprise ne peut le garantir que pour l’étain, le tantale, le tungstène et l’or, mais il s’agit là d’une avancée symbolique pour le secteur de la téléphonie.

Le groupe réinvestit entre outre quelque 67 euros par téléphone vendu dans des programmes sociaux et environnementaux destinés à améliorer les étapes de sa production. La firme travaille enfin au respect du bien-être des ouvriers de son sous-traitant assembleur chinois Hi-P. En fin de vie, les Fairphone hors service sont recyclés sous contrôle au Ghana.

Pour les circuits imprimés du Fairphone 2, l’or utilisé a été certifié Fairtrade, grâce à un partenariat avec Max Havelaar. C’est une première dans l’industrie électronique, qui est pourtant le troisième marché pour l’or !

Comme il est indiqué sur la notice et le site support, le terminal est en grande partie modulaire donc démontable et réparable. « Déclipsable », la coque donne accès à la batterie – qui coûte 20 euros – et au bloc-écran – qui coûte 85 euros – ainsi qu’à trois autres modules dévissables. Un premier bloc intègre le haut-parleur, le vibreur, le port USB et le micro. Un second bloc, la prise casque, l’écouteur, la LED et la caméra frontale. Un dernier est consacré au module photographique.

Cette modularité permet d’éventuelles réparations ou remplacements pour allonger la durée de vie l’appareil. Sa collecte et son recyclage en circuit contrôlé sont prévus… si l’utilisateur à la bonne idée de le rapporter.

Le design modulaire du Fairphone 2 (Fairphone, 2015).

L’entreprise propose assez peu d’applications préinstallées, laissant l’utilisateur libre de ne pas le surcharger et donc de ne pas surconsommer d’énergie. On y trouve quand même iFixit, l’application de référence pour la réparation high-tech ainsi que Peace of mind qui permet de protéger les données.

Quelle place pour des terminaux plus durables ?

Outre le combat symbolique, mais utile, mené par Fairphone, il existe assez peu de projets similaires. Une petite entreprise finlandaise – Circular Devices – cherche à commercialiser un PuzzlePhone composé de trois modules. Notons aussi les projets de ZTE avec son téléphone Eco-Mobius et Xiaomi avec son Magic Phone.

Et l’on pourra enfin tout simplement regretter les disparitions des constructeurs américains (Motorola) et européens (Nokia, Erikson, Sagem, Thomson) et noter l’apparition de matériel africain (Elikia). Insistons enfin sur la concentration de la production en Asie (Chine, Corée, Japon, Taiwan) ce qui augmente les coûts et impacts liés aux transports des matériels, de leurs matières premières et de leurs composants.

Sur le marché de la téléphonie et de ses « milliers de millions » d’appareils vendus, comme sur les autres, l’impulsion décisive viendra certainement des consom’acteurs qui par leurs achats – ou non – orienteront peu à peu les offreurs vers une prise en compte de la durabilité, l’éthique, la sobriété ou la frugalité, aujourd’hui largement ignorées.

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