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Le football corse, symbole des métamorphoses identitaires insulaires

Supporters et policiers autour du bus de l'équipe du Havre, à Ajaccio, le 18 mai 2018. Pascal Pochard-Casabianca/AFP

Le 18 mai 2018, le bus des joueurs havrais était accueilli aux abords du stade de l’AC Ajaccio aux cris de « Français de merde ! » Ce qui ne pouvait que confirmer, de l’autre côté de la Méditerranée, l’idée erronée – mais généralement admise – d’un football insulaire devenu un foyer du nationalisme dans toutes ses composantes (joueurs, dirigeants, supporters), de fauteurs de troubles permanents, racistes et incorrigibles, « preuves » d’une extranéité certaine et ingérable.

Or, s’en tenir à cet aspect des choses serait méconnaître la complexité des relations entre le football corse et les instances nationales du football, entre la Corse et le continent.

La bataille de l’intégration

En mars 1959 naissait le Championnat de France amateur (CFA), dont la nouvelle formule, décrite dans l’article 4 des règlements, entra en vigueur lors de la saison suivante. Une des principales innovations résidait dans la participation des clubs algériens-français.

Or, l’article 4, d’apparence anodine, excluait de facto la Corse de toute participation au CFA, puisqu’il ne mentionnait que 16 champions de Division d’honneur (DH), et non 17. Ainsi, l’Algérie, territoire colonial, se trouvait intégrée à une compétition nationale alors qu’un territoire métropolitain, la Corse, ne l’était pas ; circonstance d’autant plus aggravante puisque les clubs insulaires ne participaient déjà pas à l’ancienne formule.

L’émotion fut vive dans l’île, dans le monde du ballon rond et dans la presse insulaire, mais pas seulement et il ne fut pas jusqu’au quotidien L’Équipe qui ne se prononça sur la question, de manière relativement ambiguë, il est vrai. En Corse, l’affaire prit rapidement une tournure politique car les enjeux dépassaient largement le cadre footballistique. L’oubli était réparé en avril suivant.

Mais, à peine obtenue, cette participation fut aussitôt assortie d’une limitation à un seul participant, mesure discriminante qui n’affectait aucune autre ligue. La Ligue corse de football (LCF) réagit vigoureusement. Entamées dès avril 1960, les négociations pour l’acceptation d’un second club en CFA durèrent trois longues années et se conclurent par une victoire à la Pyrrhus : la Corse aurait deux clubs en CFA, à condition que le moins bien classé dans cette dernière épreuve disputât un match de barrage avec le champion insulaire de DH.

Bien que, encore une fois, inique et unique, comparativement aux règles qui régissaient les autres champions de DH du pays, cette dernière mesure fut néanmoins acceptée par les Corses, qui considérèrent cette décision, malgré tout, comme un succès après tant d’échecs consécutifs. Mais la décision fut annulée en 1965. Finalement, un deuxième club fut accepté, à l’occasion d’une nouvelle réforme du CFA, cette fois-ci sans restriction à partir de… 1993 !

« Français à part entière »

Sans son arrière-plan idéologique, l’acharnement des dirigeants et des hommes politiques insulaires – après tout, il ne s’agissait que de football, amateur qui plus est – serait difficilement explicable. En fait, pour les Corses, c’était bien leur qualité de « Français à part entière » qu’ils se voyaient dénier, remettant en question un siècle d’intégration à l’ensemble national, d’où leur incompréhension face aux difficultés soulevées par la FFF.

La confrontation permanente et multiple avec les clubs et les instances nationales amplifia le choc culturel subi au moment des « batailles » de l’intégration. Il devait en sortir un victimisme appelé à devenir l’un des éléments constitutifs du football corse, tant chez les joueurs, les dirigeants, les journalistes que les supporters et le public. On retrouverait sans peine la même construction victimaire sous les cieux marseillais et napolitains.

Préserver la double appartenance, insulaire et continentale

Mais on ne pouvait se contenter de cet aspect des choses : le victimisme corse fut construit comme une tentative de réponse à une profonde déstabilisation des référents culturels de l’identité française de la Corse. Il s’agissait, avant toute chose, de conjurer le danger de la remise en cause d’une appartenance corse et française considérée, jusque-là, comme « naturelle », de ne pas opposer – voire tenter de réconcilier – les éléments de la double appartenance. Or, cette dernière se voyait sans cesse dénoncée par les protagonistes du football et des médias continentaux comme inconciliable avec les fondements culturels de l’identité nationale. Ce qui n’avait jamais été le cas jusque-là.

D’autant que les pratiques partisanes présentaient un caractère inédit en France – non pas tant par le degré de violence présent aussi ailleurs, que par sa forme et sa répétition – et recouvraient l’image stéréotypée d’une île foyer de violence endémique. Il est symptomatique que, à l’époque, les seuls journalistes qui ne furent pas surpris outre mesure pas ces pratiques étaient ceux habitués aux rencontres du championnat italien ou de feu le CFA d’Algérie.

« 90 minutes chez nous »

Le victimisme devait, dans le courant des années 2000, se transformer quant à sa finalité, non pas tant du fait des mouvements nationalistes qui n’eurent jamais une approche sérieuse sur la question du football, que de celui des supporters, bastiais en tout premier lieu. L’histoire de ces groupes de supporters reste à écrire, mais il est incontestable que si le football corse est devenu, en ces premières décennies du XXIe siècle, le marqueur d’une nouvelle identité, c’est en partie à leurs actions qu’il le devait.

Marqués par la vulgate historique nationaliste, utilisant l’argumentaire victimaire en le « nationalisant » – il devenait la preuve que la Corse n’était pas française –, éduqués à l’histoire mythifiée du football corse en grande partie par l’intermédiaire des réseaux sociaux, structurés par les modes de fonctionnement des groupes ultra-européens, ils transformèrent pour partie les tribunes de Furiani (SC Bastia) et, dans une moindre mesure, de Timizzolu (AC Ajaccio) et de Mezzavia (GFC Ajaccio), en lieu de contestation et d’affirmation nationaliste.

Ainsi, le texte de plusieurs banderoles déployées au stade de Furiani par le groupe Bastia 1905, dans les années 2013-2017, disait assez l’orientation nationaliste et ultra de ses membres de « Refugees welcome, France go home » à « Bienvenue aux Français qui ne restent que 90 minutes chez nous » en passant par « Le Qatar finance le PSG… et le terrorisme ».

Gommer l’identité française

Toute référence à l’identité française était volontairement gommée et la présence, même très discrète, de symboles nationaux y serait considérée comme une intolérable provocation. Ainsi, en novembre 2015, au lendemain des attentats islamistes de Paris, le même groupe ultra bastiais refusa d’entendre retentir La Marseillaise dans les travées de Furiani. Après plusieurs jours de polémique, celle-ci fut finalement jouée, mais les supporters en question ne firent leur entrée dans le stade qu’une fois l’hymne exécuté.

Quelques mois plus tôt, déjà, le 11 avril 2015, au Stade de France, lors de la finale de la Coupe de la Ligue, opposant le Paris Saint-Germain au Sporting club de Bastia, on pouvait entendre monter de certaines tribunes occupées par des supporters corses un chant dépourvu de la moindre ambiguïté : « On n’est pas Français ! »

Aujourd’hui, le football insulaire se trouve ainsi tiraillé entre, d’une part, des clubs et une partie du public désireux de s’inscrire au plus haut niveau du professionnalisme (la Ligue 1) tout en affirmant une identité sereine ; et, d’autre part, une frange de supporters rétive à tout « compromis » et persuadée que le football constitue un terrain d’affrontement idéal.

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