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Le Front national : une offre politique autonome ?

Meeting du FN, le 1er mai 2012. Blandine Le Cain/Flickr, CC BY

La place accordée au Front national est révélatrice du fonctionnement du système politique en tant que marché électoral. L’histoire politique fait en effet apparaître une règle d’or : la politique est un marché où les partis doivent présenter une offre autonome – tel que nous l’avons montré avec Jean-Yves Camus dans «Les Droites extrêmes en Europe».

Ainsi, le FN est-il resté insignifiant tant qu’il est demeuré sur le créneau de l’anticommunisme (1972-1978), segment sans plus-value, car les partis gouvernementaux de droite y étaient plus efficients que lui et très actifs. La dénonciation du coût social de l’immigration ne devint un thème central qu’aux législatives de 1978, sous l’influence de François Duprat, le numéro deux frontiste d’alors. Son raisonnement était présenté noir sur blanc dans la presse qu’il animait : imposer une dénonciation sociale de l’immigration en temps de chômage, pousser les droites à venir concurrencer l’extrême droite sur ce thème, certifier dès lors que l’on n’est pas l’extrême droite mais une droite parmi d’autres ; et de là, une fois la normalisation effectuée, viser le pouvoir.

Ce raisonnement a été validé par les faits. Le politiste Kai Arzheimer a analysé les enquêtes d’opinion réalisées de 1980 à 2002 dans les pays de l’Union européenne, démontrant que les tentatives de captation des thématiques altérophobes des partis d’extrême droite par ceux de la droite de gouvernement se concluaient par un accroissement du soutien populaire aux premiers.

En somme, la redistribution des parts du marché électoral ne peut se faire avec une simple triangulation, une tactique elle-même souvent très mal comprise par les hommes politiques et leurs communicants : le maintien d’une offre autonome identifiée est indispensable. Par exemple, Nicolas Sarkozy ravit les électeurs de Jean-Marie Le Pen en 2007 sur le thème de la « valeur-travail », mais les rend à sa fille en 2012 avec sa campagne sur l’identité, l’immigration et l’islam.

Souverainisme intégral

Ce système vaut également pour comprendre le niveau électoral propre du populisme de droite. La ligne tenue par Jean-Marie Le Pen, en parfait national-populiste, appelait à ce que du peuple émerge un sauveur pour qu’il mette fin à la destruction de la nation réalisée par les élites endogènes et les masses exogènes. Marine Le Pen a d’abord intégré la mutation néo-populiste à ce logiciel en utilisant l’exemple du Parti de la Liberté de Geerts Wilders : l’islamophobe néerlandais se présente tel le champion des libertés des minorités (gays, juifs, femmes) contre les masses arabo-musulmanes. Depuis 2012, le FN a évolué vers la ligne qu’il a tenue au scrutin européen de 2014 et que l’on peut qualifier de souverainisme intégral.

Jusque-là, le FN avait toujours été un parti de la demande : c’était le cadre sociologique (origine sociale, niveau de diplôme, milieu urbain, etc.) qui faisait voter FN, bien plus que ses capacités propres. Aujourd’hui, le FN apparaît capable de proposer une protection complète, son discours est celui d’un souverainisme politique, économique, culturel qui promet à l’électeur de toute classe sociale d’être protégé de la globalisation économique, démographique et culturelle, et d’avoir la jouissance tant des gains du capitalisme entrepreneurial (thème du « protectionnisme intelligent ») que de la protection de l’État-providence (thème de la « préférence nationale »).

Cette conception a l’avantage de la cohérence idéologique, mais elle a trouvé ses limites aux élections cantonales de 2015. La contre-performance enregistrée par le parti – succès au premier tour, mais aucun département engrangé au second – s’explique certes par le processus de rapprochement, et même de fusion, des valeurs identitaires des électorats des droites, mais surtout par le rejet de l’interventionnisme étatique par l’électorat conservateur.

Après l’avoir nié, le FN a accepté pour les élections régionales de reconsidérer sa conduite : frein sur le discours social-interventionniste, accélérateur sur les thématiques identitaires. Il s’est ainsi réadapté à la demande électorale, comme en atteste fort bien la façon dont dans certaines régions il liquéfie le parti sarkozyste.

L’original et la copie

Mais le FN ne peut, en l’état, devenir un « grand parti conservateur ». Marine Le Pen a souvent cité le cas italien en contre-exemple de sa stratégie. Le néo-fasciste Movimento Sociale Italiano (MSI) s’est transformé en Alleanza Nazionale (Alliance nationale) lors de son congrès de 1995. Certes, l’AN a pu participer au pouvoir dans le bloc des droites, mais sa normalisation a amené sa désintégration électorale, puis son auto-dissolution en 2009.

L’expérience italienne montre ainsi parfaitement le difficile équilibre entre contestation du « système » et participation au marché électoral. Le recentrage de l’AN vers un centre-droit gestionnaire, plus respectueux des lois et de la décence en politique que Silvio Berlusconi, l’a politiquement tué. En somme, l’adage de François Duprat selon lequel « l’électeur préfère toujours l’original à la copie » certes avéré quand les droites imitent les extrêmes droites, fonctionne aussi dans l’autre sens.

Le FN ne peut que bénéficier de l’état social actuel : il y a bien une demande autoritaire ayant acquis l’hégémonie culturelle. Le score de l’extrême droite dépend de la rencontre entre une offre politique cohérente et une demande sociale autoritaire, structurée par le sentiment de la déconstruction d’une communauté de destin.

Dans une Europe ayant atteint le stade post-démocratique, l’extrême droite représente une volonté d’action, et l’assurance de mesures sécuritaires musclées. Certes, la demande autoritaire et unitariste peut trouver une issue hors de l’extrême droite : lorsque la vague poujadiste disparaît en 1958 aussi soudainement qu’elle était venue, ce n’est pas qu’elle fut un « feu de paille », selon une analyse classique, et les questions fiscale et algérienne qui la motivaient n’avaient pas non plus disparu. Mais l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle et le remplacement de la IVe République par la Ve avaient satisfait le désir d’ordre et d’autorité.

Néanmoins, l’ampleur des crises sociale et culturelle est telle aujourd’hui qu’aucune novation institutionnelle autoritaire ne saurait suffire à contenir le vote extrême droitier.

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