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Le Gabon en danger de mort

Devant un mausolée improvisé à Libreville, en mémoire des victimes des violences post-électorales. Marco Longari/AFP

Après presque 60 ans d’indépendance marquée par un coup d’État (1964) et deux insurrections populaires (1990 et 2009), le Gabon traverse aujourd’hui la plus grave crise de son histoire. Il s’agit d’une crise postélectorale qui était prévisible si l’on tient compte notamment de l’évolution du contexte sociopolitique, de l’importante mutation démographique – aujourd’hui, les mariages mixtes sont nettement plus nombreux que ceux intra-ethniques – et du mode de gouvernance dictatorial à l’œuvre dans ce pays depuis longtemps.

Car comment comprendre autrement qu’un pays considéré sur le plan de ses revenus comme un émirat pétrolier africain ne soit jamais parvenu à prendre le train du développement économique et social ? La crise actuelle n’est pas la conséquence d’une simple fraude électorale, mais aussi et surtout du ras-le-bol contre un État qui s’est ingénié à manipuler la démocratie et à en bloquer le développement.

Mais ce qui est révélateur aujourd’hui, c’est que les Gabonais ne veulent plus s’en accommoder. Plus que jamais, au-delà du tourment, ils s’interrogent sur le passé, le présent et le devenir de leur pays, dans la presse et les réseaux sociaux. Et certains de leurs questionnements s’imposent aujourd’hui avec force. Ils portent sur les raisons profondes de la crise postélectorale actuelle, sur la réalité et le devenir de la démocratie, sur la symbolique de l’État dans la conscience collective et sur les conditions du vivre-ensemble. Comme ils ont l’habitude de le dire : « Pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient ». Et surtout : « Au lieu de s’en prendre au lieu où l’on a chuté, il faut plutôt en vouloir à l’endroit où l’on a trébuché ».

À toutes ces interrogations, toutes aussi urgentes les unes que les autres, il est heureux de constater que les réponses se font sans haine, mais avec la sagesse d’un vieux pays d’histoire et de civilisation qui a su patiemment évoluer et se transformer considérant sa diversité ethnique et confessionnelle comme autant de chances pour son avenir.

Le « coup d’État permanent »

Après la Conférence nationale de 1990, de nouvelles institutions avaient été mises en place pour inscrire de façon irréversible le pays dans la démocratie, la paix et le développement. Mais après les élections contestées de 1993 et les accords de Paris, ce projet a été remplacé par un appareil de domination chargé de gérer les ambitions personnelles et les luttes interethniques et interrégionales, et surtout d’éviter l’alternance par la voie des urnes. Cela s’est fait avec l’adoption d’une loi électorale avec un mode de scrutin à un seul tour qui favorisait systématiquement l’équipe au pouvoir. Il s’agit donc d’une sorte de « coup d’État permanent ».

Omar Bongo à la Conférence nationale de 1990.

Ceci s’est vérifié notamment à la mort du Président Omar Bongo, en juin 2009. Les élections qui s’en suivirent et qui ont fait élire Ali Bongo furent contestées en raison de leur mode de gestion opaque à travers une Commission nationale des élections et une Cour constitutionnelle aux ordres et donc à l’impartialité douteuse. Depuis cette époque où les décisions de ces instances n’ont fait que conforter l’équipe au pouvoir par Ali Bongo, rien n’a été fait pour assurer la transparence du jeu démocratique.

Au contraire, l’enfermement s’est installé, malgré les mises en scène politiques : absence de débats réels et contradictoires, pseudo-participation des élites et des représentants des ethnies et des régions au gouvernement et au pouvoir, sujétion des responsables des organes de gestion des élections et de la démocratie, humiliations et ostracismes vis-à-vis de ceux qui paraissaient empêcher de tourner en rond. Logique qui a conduit à décrédibiliser ces institutions et leurs gestionnaires et qui a consacré le caractère artificiel de la démocratie à la gabonaise et les fractures.

Et pourtant les signaux d’alarme de cette déliquescence et de cette mal-gouvernance n’ont pas manqué : les scandales politico-financiers (Delta Synergie, Olam, etc.), les incessantes convulsions sociales et corporatives, la paupérisation grandissante en raison du chômage élevé des jeunes, les défections de plus en plus nombreuses des membres du parti présidentiel au profit de l’opposition pour protester notamment contre la confiscation du pouvoir par la famille Bongo, etc. Bref, au baromètre de la démocratie participative, le pays a vite fait de ressembler trait pour trait à une dictature.

Un État contre ses populations

La gestion de la crise actuelle depuis une dizaine de jours témoigne à suffisance d’un mode de gouvernance par la peur et par la terreur en coupant les systèmes de communication et en instaurant la violence et les assassinats et arrestations arbitraires. On parle aujourd’hui de plus d’une cinquantaine de morts et de disparus et de plus de 1200 arrestations. Au lieu d’éclairer les populations et la communauté internationale sur les vrais résultats des élections, bureau de vote par bureau de vote, il s’agit au contraire de conforter la place du « clan » Bongo et de ses réseaux sur le réservoir de ressources à piller qu’est le Gabon. Et le Parti démocratique gabonais (PDG), celui d’Ali Bongo, dont la devise est : « Dialogue, Tolérance, Paix » apparaît désormais celui de l’autoritarisme, du rejet du dialogue et de la violence.

Le scénario de la crise postélectorale actuelle est quasiment le même qu’en 2009. Il faut s’emparer du pouvoir par tous les moyens pour obliger l’opposition à recourir aux voies « légales » pour toute contestation. Et ce scénario repose lui-même sur un air bien connu qu’aimait à rappeler le Président Omar Bongo lui-même : « On n’organise pas les élections pour les perdre ».

Jusqu’à très récemment, ce système a marché et les populations l’avaient implicitement accepté, seul moyen pour elles de glaner quelques miettes par ricochet en espérant que l’un des siens soit appelé à son tour à la table du festin. C’est ce qui expliquait que le Gabon soit un pays où il ne se passe jamais rien, comme l’a si bien analysé Florence Bernault. Un pays marqué par le défaitisme des populations et des élites intellectuelles. Un pays en mal de développement.

Malgré de réels atouts économiques, dont la filière du bois, le Gabon n’a pas décollé économiquement. jbdodane/Flickr, CC BY-NC

Comment comprendre autrement qu’après plus de cinquante ans de régime Bongo, aucun secteur ne connaît de résultats significatifs ? Ni l’éducation, dont les diplômés sont au chômage parce que leurs formations ne sont pas adaptées aux besoins de l’économie ! Ni la santé, dont la plupart des centres hospitaliers ne disposent pas d’infrastructures de qualité et de personnels en nombre suffisant. Le réseau routier est peu développé avec un peu plus de 1 000 km de routes bitumées, dont moins de 20 % peuvent être considérés comme en bon état dans un pays dont la superficie est la moitié de la France.

En ce qui concerne l’eau et l’énergie, même si on peut dire que les services se sont installés dans les villes, il est facile de constater que ceux-ci sont inexistants dans l’unité sociale de base que constitue le village. L’agriculture est restée traditionnelle dans ses modes de production, jouant surtout un rôle de subsistance, les paysans n’étant ni formés, ni aidés. Bref, même avec une économie fondée sur la rente pétrolière et minière et sur celle des revenus du bois, qui ont permis d’élever le pays au rang de pays à revenus moyens, les populations ont été les oubliées du système. Avec un PIB par habitant de 16 000 dollars (en 2011), le Gabon occupe la 73e place et la 106e au titre de l’IDH (Indice du développement humain), aggravant par là même leur mécontentement.

Ali Bongo à tout prix

Depuis l’indépendance (1960), le Gabon a vécu sous une gouvernance autoritaire, marquée par un mode autocratique, consacré jusqu’en 1990 par le parti unique. Conséquence de tout cela, aucune alternance véritable n’a jamais eu lieu. Même s’il est fondé formellement sur le modèle français, le système politique actuel, qui se compose de trois corps administratifs – l’exécutif, le législatif et le judiciaire – est organisé sur la sujétion des deux derniers sur le premier.

Ali Bongo, à la tribune de l’ONU, en septembre 2015. ONU/Flickr, CC BY-NC-ND

C’est ainsi que le Président de la République est le Président du Conseil national de la magistrature et que, dans ce régime dit démocratique, l’opposition ne dispose que de quelques représentants à l’Assemblée nationale et au Sénat. Toutes choses qui expliquent l’incapacité de ces instances à prendre en compte réellement les aspirations des populations locales. Dans ces conditions, on comprend pourquoi nombre de Gabonais se méfient du rôle que pourraient jouer ces institutions dans la logique de sortie de crise.

Pourtant, le Gabon n’est pas condamné à la crise, à la mal-gouvernance, à la dictature et à l’anarchie. Depuis le début de cette crise, des voix venues du pays et du monde entier appellent à la paix et à la normalisation en demandant à l’opposition de saisir les institutions en charge de la gestion de la démocratie. D’autres prônent de mettre en place un gouvernement d’union nationale, voire d’instaurer une sorte de cohabitation.

Or il est facile de voir que toutes ces solutions ont en commun de réinstaller le Président Ali Bongo au pouvoir. Elles ne sont donc ni réalistes, ni faisables tant est grande la fracture entre les parties en présence. Et il ne s’agit pas ici d’une figure de style.

Assistance à peuple en danger

Parce qu’elle a su réaliser l’unité en son sein et faire fi des divisions pour se concentrer sur l’essentiel, l’opposition, organisée autour de Jean Ping avec ses différents leaders comme Zacharie Myboto, Guy Nzouba, Alexandre Barro-Chambrier, René Ndemezo’o et Casimir Oyé Mba, a réussi à vaincre ses peurs en réalisant l’unité. Elle s’est engagée à mettre en place une nouvelle gouvernance fondée sur le passage d’une démocratie formelle à une démocratie véritable et responsable, une démocratie fondée sur les principes de bonne gouvernance, de participation, de reddition des comptes et de transparence. Il ne s’agit donc pas d’une simple opposition entre deux hommes – Ali Bongo et Jean Ping – mais bien d’une opposition sur la conception même de l’État et la manière de le gérer.

En proposant de construire enfin un État au service réel des populations les plus vulnérables ou les plus démunies, l’opposition, alliée à la société civile, veut renverser la vapeur et impulser le développement. C’est pourquoi elle le montre déjà dans son fonctionnement en équipe, rejetant le mythe supposé de la hiérarchie des ethnies et des régions qui est au cœur du mode de gouvernance du système Bongo. Son ambition est de réinventer le vivre-ensemble, d’instaurer des règles de vie communes et justes, conditions de la paix et du développement.

L’opposant Jean Ping en 2012. Foreign and Commonwealth Office/Flickr, CC BY

La réponse à cette fracture et le retour à la paix véritable ne sont possibles que si la communauté internationale, sous l’égide de l’ONU, aide à reconstruire le cadre de paix et le capital de confiance qui s’est brisé en raison du hold-up électoral. Le chemin est étroit et difficile et il faudra à l’ONU plus que jamais la sagesse du Roi Salomon. Et cela passe par la reconnaissance des résultats des élections du 27 août et donc du nouveau Président élu.

Il faudra aussi et enfin l’appui multiforme des pays amis et de la communauté internationale pour sécuriser les populations, assurer un fonctionnement minimal du pays et aider à imprimer une dynamique nouvelle. Il ne s’agit pas ici d’un simple devoir d’ingérence, mais véritablement de la nécessaire assistance à peuple en danger de mort. Mais le comprendront-ils ?

Car aucun pays ne peut fonctionner de façon durable sans un minimum de confiance entre les individus, sans un minimum de règles admises par tous, sans un minimum de justice et sans un minimum de principes. Ceux du droit.

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