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Le grand désarroi de la majorité blanche aux États-Unis

De nombreux Blancs voient dans Donald Trump un rempart contre la perte de leur statut. Ici lors d'un meeting de campagne du président sortant en Pennsylvanie le 22 septembre 2020. Mandel Ngan/AFP

Le mirage d’une Amérique « post-raciale », apparu dans le sillage de l’élection du premier président noir en 2008, s’est vite dissipé. Dans un pays où la proportion des Blancs dans la population diminue et celle des minorités ethniques progresse, comment expliquer la résilience républicaine dans les urnes qui a porté Donald Trump à la Maison Blanche en 2016 mais aussi des majorités républicaines au Congrès en 2010 et plus encore en 2014, sans parler des législatures d’États ?

Au-delà des artifices comme le charcutage électoral (gerrymandering), la réponse tient largement au fait que la perception d’un déclin des Blancs, véhiculée sinon célébrée par les médias, est vécue par une partie de ces mêmes Blancs comme une menace pour le maintien de leur statut social (status threat)

Ce phénomène est loin d’être réductible à un simple racisme auquel on pourrait renoncer par la raison. Les sciences sociales, et particulièrement la psychologie politique, ont mis en lumière les mécanismes qui expliquent les liens entre perception d’un déclin identitaire et glissement idéologique vers la droite. La centralité de cette notion de menace, inconsciente, permet de comprendre l’impact contre-intuitif de politiques, de discours ou de mesures visant à combattre les inégalités.

Un sentiment de dépossession

Le mieux est l’ennemi du bien : la tentation de remédier aux injustices sociales par des politiques publiques et, plus encore, par des moyens symboliques, notamment sémantiques, peut produire des effets qui semblent disproportionnés au premier abord. Ainsi, la décision de la rédaction du New York Times de changer ses conventions typographiques pour mettre désormais une majuscule à l’adjectif « black » et non à « white » n’est pas qu’une incohérence linguistique : c’est un acte politique, vécu comme une humiliation par des Blancs qui perçoivent leur blanchité comme centrale à leur identité.

De même, la « cancel culture » et l’ensemble des mesures décriées comme « politiquement correctes » imposées par les activistes « woke » sont vécues comme autant de violences symboliques. Les populations blanches à forte conscience raciale ont tendance à voir les fortunes des groupes ethnoraciaux comme un jeu à somme nulle : si les Noirs progressent, c’est forcément au détriment des Blancs, ce qui a pour effet de mettre à mal une hiérarchie implicite et archétypale de l’histoire américaine, où les Blancs sont en haut de la hiérarchie, et où les « vrais » Américains sont blancs (et chrétiens). Cette thèse du jeu à somme nulle fait écho à la « power devaluation theory » (sentiment de dépossession économique et politique) de Rory McVeigh, par laquelle il expliquait la popularité du Ku Klux Klan dans les années 1920.

L’importance de la dimension symbolique a été mise en avant par le sociologue Joseph Gusfield dans les années 1960. Il montre magistralement comment la prohibition est le résultat d’une « croisade symbolique » menée par une Amérique anglo-protestante, rurale, traditionnelle, qui a l’impression d’être remplacée par une nouvelle Amérique, catholique, juive ou orthodoxe, urbaine, moins attachée aux valeurs traditionnelles (qui joue et boit le dimanche) et originaire d’Europe du Sud et de l’Est. L’imposition de la prohibition par la voie législative est un moyen de réaffirmer symboliquement qui tient les rênes du pouvoir politique et des normes culturelles. La loi permet de rétablir la légitimité d’un groupe qui se voit comme archétypal (le in-group), au détriment d’un autre perçu comme un usurpateur (out-group).

Une société plus diverse… et moins tolérante

Le contexte démographique récent présente des analogies avec les bouleversements du tournant du XXe siècle. Ainsi, le Bureau du recensement projette depuis une dizaine d’années que les Blancs deviendront minoritaires aux États-Unis dans les années 2040. La médiatisation de cette projection la rend impossible à ignorer. L’activation (_priming, cues_) de la thématique migratoire par les médias est soit d’ordre neutre (c’est un fait), soit d’ordre positif (success story), soit d’ordre négatif à travers le prisme du danger, personnel (criminalité) ou culturel (dénaturation d’une Amérique archétypale, éternelle).

On pourrait croire qu’une population de plus en plus diverse a vocation à devenir de plus en plus tolérante, mais de nombreux travaux de psychologie politique montrent le contraire. La diversification entraîne un « retour de bâton blanc » (White Backlash) qui va de la perception (négative) des minorités à l’identification partisane et au vote (républicain), en passant par le soutien aux mesures anti-immigration et de réduction de prestations sociales perçues comme essentiellement destinées au « out-group », ainsi que de la réduction des impôts qui rendent possibles ces politiques redistributrices. L’hostilité croissante au out-group ethnoracial s’accompagne d’une identification et d’une solidarité croissantes au in-group. En d’autres termes, une partie des Blancs découvre sa blanchité en tant que groupe dont l’existence et le statut sont menacés, développe une conscience et une solidarité de groupe, et résiste au spectre du déclin par le vote et le soutien à des politiques publiques.

Un phénomène antérieur à l’ascension de Donald Trump

Si ce genre de mécanisme évoque immédiatement le succès de Donald Trump, de nombreuses études ont été publiées alors qu’il n’était pas encore candidat. Celles de Craig et Richeson sur le paradoxe d’une société plus diverse et moins tolérante datent de 2014, comme celle de Danbold et Yuo sur la réaction défensive de Blancs face à la perte de leur « prototypicalité ». Celle d’Outten et al, explicitement intitulée « Feeling threatened about the Future », date de 2011, et une étude parue en 2016 de Willer et al. porte non pas sur Trump mais sur l’explication de l’adhésion au « Tea Party » en fonction de la perception des menaces au statut. Dans cette étude, notamment, l’élection d’un président noir joue un rôle explicite.

Ces études amalgament souvent « les Blancs » d’une façon peu satisfaisante : le succès de Trump se vérifie surtout chez les Blancs à forte conscience de leur blanchité (high in ethnic identification), par opposition aux Blancs dont la blanchité n’est pas un pan central de l’identité (low in ethnic identification). Les Blancs à forte conscience identitaire sont ceux qui se sentent menacés, qui soutiennent Trump et les mesures anti-immigration, et qui s’opposent le plus à ce qui relève du « politiquement correct ». Trump n’invente donc rien mais capitalise sur des mécanismes déjà bien identifiés par les sciences sociales. La thèse remarquable d’Ashley Jardina (2014, publiée en 2019), fait un bel usage de cette distinction et met à profit cette littérature pour produire une somme intitulée White Identity Politics.

Craig et Richeson ont mis en évidence en 2014 que des activations (cues) à caractère racial provoquaient chez les sujets un glissement idéologique vers la droite, se manifestant notamment par le soutien de politiques répressives (policy backlash), ce que montrent également Abrajano et Hajnal dans The White Backlash (2015). Dès 2009, Nail et al. avaient montré plus largement que des stimuli de menaces pouvaient provoquer des comportements conservateurs même chez des sujets progressistes, ce qui contribuait à illustrer la thèse de Jost et son équipe, pour qui le conservatisme en particulier (2003) et l’idéologie en général (2012) doivent être considérés comme des formes de « social cognition ». Ce lien privilégié entre stimuli phobiques et glissement conservateur, sorte de repli identitaire comparable à un réflexe immunitaire, s’explique par des différences physiologiques à l’intérieur du cerveau des sujets, principalement au niveau de l’amygdale. On ne choisit pas le volume de son amygdale et on demeure prisonnier de ses perceptions.

Quels effets sur la présidentielle ?

Les Démocrates sont donc contraints à un numéro d’équilibriste : mobiliser une clientèle de plus en plus composée de minorités en s’aliénant le moins possible un électorat blanc certes en déclin, mais qui représente encore une large majorité de l’électorat américain. Ce qui pousse le politiste Bernard Fraga, spécialiste du différentiel de mobilisation entre Blancs et minorités, à rappeler comme en avertissement que « White Votes Matter ». Morris Fiorina met quant à lui en garde contre la tentation de l’overreach.

En cas de victoire à la présidentielle et au Sénat, les Démocrates auraient une fenêtre de tir de deux années pour lancer des réformes et corriger la politique des années Trump. Cependant, un réformisme trop ambitieux (overreach) a déjà coûté très cher aux Démocrates (1994, 2010, 2014) : ils sont donc condamnés à frustrer leur aile gauche pour éviter une déroute aux élections de mi-mandat de 2022.

Pour l’instant, si l’électorat blanc diplômé, surtout féminin, penche du côté démocrate, c’est nettement moins le cas des hommes, et encore davantage des Blancs sans diplôme. Toute la difficulté pour les Démocrates serait donc d’évaluer quels segments de l’électorat blanc ils peuvent se permettre de négliger dans leurs politiques publiques, sans compromettre leurs chances de conserver le pouvoir – et leur capacité réformatrice – de 2022 à la présidentielle de 2024.

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