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femmes et hommes manifestant, avec une banderole
Des personnes participent à une manifestation, à Montréal, le 20 avril, à la suite du jugement de la Cour supérieure sur le projet de loi 21 sur la laïcité du Québec. La Presse Canadienne/Paul Chiasson

Le jugement sur la Loi 21 annonce-t-il un retour au clivage linguistique ?

En arrivant au pouvoir en 2018, la Coalition Avenir Québec espérait mettre le débat sur la laïcité rapidement derrière elle.

Car depuis l’élection de 2007, aucune élection québécoise n’a fait l’économie de ce débat. Ce dernier n’a rien de spécifiquement québécois, mais dans les cycles qui ont ponctué la politique québécoise des cinquante dernières années, il s’inscrit dans un contexte de déclin de l’option souverainiste, à un moment où les enjeux linguistiques n’avaient plus la même capacité mobilisatrice.

Or, le jugement sur la loi 21, rendu la semaine dernière par le juge Marc-André Blanchard, pourrait alimenter une réémergence des débats sur les questions linguistiques.

Ainsi, la Cour supérieure maintient la Loi sur la laïcité de l’État, sauf pour les commissions scolaires anglophones et les élus de l’Assemblée nationale.

En tant que professeur de sociologie politique et auteur d’ouvrages sur la sociologie du nationalisme et la sociologie historique, je m’intéresse aux dynamiques nationales au Canada et à l’analyse comparative des populismes de droite.

Du juridique à l’arène politique

Le jugement de la semaine dernière était très attendu. Depuis, plusieurs juristes l’ont commenté, se sont penchés sur ses conséquences et sur des volets susceptibles d’être remis en question en appel. Québec a en effet annoncé qu’il irait en appel du jugement.

Sur le plan politique, ce jugement deviendra un cas d’école pour ceux qui s’intéressent à la démarcation entre le droit et la politique au pays. Les paragraphes 770 à 779 établissent la frontière entre le pouvoir du législateur et celui des tribunaux. Le jugement revient notamment sur le cadre dans lequel s’exerce le pouvoir des tribunaux en ce qui a trait à l’utilisation de la clause dérogatoire depuis l’arrêt Ford de 1988.

Les politologues savent cependant qu’un jugement des tribunaux met rarement fin à un conflit politique. Il peut toutefois le déplacer sur un autre terrain, comme cela risque d’être le cas ici.

Dans le cas du jugement sur la loi 21, certains scénarios de récupération politique étaient prévisibles. Si la loi avait été défaite, plusieurs y auraient vu la confirmation que les décisions de l’Assemblée nationale ne sont pas respectées dans le cadre du fédéralisme canadien. Ce scénario aurait favorisé le Bloc Québécois à la veille d’une campagne électorale et il aurait placé le NPD et les Libéraux sur la corde raide au Québec.

Dans l’ensemble, la loi 21 n’a pas été suspendue. Les scénarios de récupération politique sont donc un peu différents. Des défenseurs d’une conception républicaine de la laïcité y voient des concessions inacceptables à des idées religieuses qui font des symboles religieux des marqueurs identitaires.

Les opposants au projet de loi y voient, de leur côté, une victoire morale confirmée par les qualificatifs dont le juge Blanchard affuble la loi et le recours à la clause dérogatoire : « politique d’exclusion », « excessive », « portée a priori exorbitante », « utilisation désinvolte et inconsidérée », etc.

On assiste donc en partie à un retour à la polarisation, souvent pénible, de départ. Les uns sont considérés comme intolérants ; les autres comme hostiles aux valeurs québécoises.

Joe Ortona, président de la Commission scolaire English-Montréal, réagit positivement à la décision du tribunal sur le projet de loi 21, qui interdit le port de symboles religieux par les employés de l’État, le 20 avril 2021 à Montréal. La Presse Canadienne/Ryan Remiorz

Selon différents coups de sonde, l’appui à la loi 21 varie à travers le Canada, mais il est plus élevé au Québec. Un sondage réalisé à travers le Canada en avril 2019 recensait un appui de l’ordre de 40 % au projet de loi dans le reste du Canada et de l’ordre de 65 % au Québec. Un autre coup de sonde, en juillet 2019, arrivait à des chiffres similaires.

Un jugement qui va très loin

Il ne s’agit cependant pas seulement d’un simple retour à la case départ. Le jugement a pris beaucoup d’observateurs par surprise en raison de l’importance qu’y joue l’interprétation de l’article 23 sur les droits des minorités linguistiques.

En effet, c’est au moyen de cet article que les commissions scolaires anglophones du Québec se voient exemptées de l’application de la loi. Le juge ne semble pas seulement interpréter les droits des minorités linguistiques comme un droit de gestion des écoles, comme l’affirmait Thomas Mulcair la semaine dernière. Le jugement semble aller plus loin. Des droits linguistiques des minorités garantis par l’article 23, le jugement semble inférer un droit à une culture politique distincte reposant sur une conception de la culture qui est loin d’aller de soi.

En somme, les commissions scolaires anglophones semblent pouvoir se soustraire d’un modèle d’intégration, si elles le jugent contraire à sa culture politique. C’est un passage du jugement qui demandera des clarifications. C’est sur ce terrain que ses conséquences politiques sont les plus surprenantes et difficiles à prévoir. Car ici s’ouvre un nouveau champ de conflits. Le jugement a pour conséquence d’arrimer le cycle de contentions, un ensemble continu et cohérent de conflits politiques, lié à la laïcité aux polarisations autour des questions linguistiques.

Les luttes pour le français ravivées ?

En exemptant les commissions scolaires anglophones du domaine d’application d’une loi de l’Assemblée nationale par le truchement de l’article 23, le jugement remet à l’avant-plan la question de droits linguistiques que plusieurs éléments de l’actualité politique récente ont ranimée.

Au Québec, on pense aux rapports de l’Office québécois de la langue française sur le déclin du français comme langue parlée au travail à Montréal, un déclin que plusieurs partis politiques veulent freiner ; aux débats sur les écoles passerelles ; à l’attrait de l’éducation supérieure dans les institutions anglophones, que plusieurs partis cherchent à baliser ; et plus récemment au rapport de l’Institut de recherches en économie contemporaine sur l’explosion des cours dispensés dans des Cégeps anglophones pour des étudiants étrangers.

Puis, sur l’échiquier canadien, ce n’est pas qu’au Québec que la question des droits des minorités linguistiques a été ravivée dernièrement. C’est aussi en Alberta, où le gouvernement Kenny a effectué des coupures draconiennes au Campus St-Jean de l’Université d’Alberta ; au Nouveau-Brunswick, où les relents politiques contre le bilinguisme ont le vent en poupe, et bien sûr en Ontario, où c’est sous un autre gouvernement provincial conservateur que s’effectue le démantèlement de l’Université Laurentienne en laissant entrevoir un avenir assez sombre pour les institutions d’enseignement supérieur francophones. Il sera intéressant de voir comment ces communautés linguistiques minoritaires interpréteront ce jugement à la lumière de leurs propres luttes.


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Le jugement sur la loi 21 pourrait donc raviver les dynamiques politiques autour des polarisations linguistiques et culturelles après que celles-ci aient connu une période d’apaisement. Du moins, il met la table pour que des polarisations s’accentuent.

Les réactions et stratégies des acteurs politiques dans les prochains mois nous diront comment ces enjeux seront mobilisés. Ce qui est certain, c’est que s’amorce une période de répit assez précaire. Elle est loin de l’accalmie escomptée par les législateurs.

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