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L'Heureux Donateur, de René Magritte (1966). Gandalf's Gallery / Flickr, CC BY-NC-SA

Le libre arbitre : entre Einstein et Heisenberg

Sommes-nous libres ? Depuis toujours, la philosophie s’est intéressée au problème de la liberté humaine. Que peut ajouter la science à ce débat ?

L’impitoyable déterminisme

Le prince de la philosophie Emmanuel Kant enseignait les mathématiques et les sciences. Il fut le premier à interpréter la Voie lactée comme un amas d’étoiles, c’est-à-dire une galaxie, semblable aux autres nébuleuses visibles dans le ciel. Il s’entendait de physique, il est donc habilité à poser un problème de fond résumé ainsi :

« Il n’y a pas de liberté, dit l’étude scientifique de la Nature et de toute réalité empirique, car les choses ne sont connaissables que pour autant qu’elles sont soumises à la nécessité de la légalité naturelle. Toute connaissance nouvelle restreint encore la liberté. » (Emmanuel Kant, dans « Les grands philosophes, tome 3 », de Karl Jaspers, 1963)

La physique newtonienne est strictement déterministe. Dès que la loi est trouvée, tous les phénomènes qui en découlent s’y soumettent irrémédiablement. Ils sont donc exactement prédictibles et le hasard n’y joue aucun rôle. Baruch Spinoza nous avait déjà avertis :

« Nous nous croyons libres, mais nous sommes libres comme la pierre qui tombe. » (Baruch Spinoza, Lettre à Schuller, 1674)

Une connaissance scientifique se construit à partir de l’observation de phénomènes qui amène à la conceptualisation d’une loi, ce qui permet des prédictions. Or qui dit « prédiction » dit « absence de choix », d’où la malédiction de Kant : plus nous connaissons, moins nous sommes libres. Cette inacceptable condamnation fait écho au péché originel dont parle la Genèse : si Kant a raison, le serpent a menti (c’est bien son rôle) et la connaissance ne nous change pas en dieux comme promis par le tentateur, elle nous enchaîne par ses lois.

« [La] science apprendra à l’homme qu’il n’a jamais eu de volonté… ce qu’il accomplit, il l’accomplit non selon sa volonté mais conformément aux lois de la Nature. Il suffit de concevoir ces lois et l’homme alors ne pourra plus être tenu responsable de ses actes. Toutes les actions humaines pourront être évidemment calculées mathématiquement, comme l’on fait pour les logarithmes, jusqu’au cent millième. » (Fiodor Dostoïevski, Le sous-sol, 1864)

Selon le déterminisme, tous les phénomènes observés répondent à la loi de causalité qui reste la pierre angulaire de la méthode scientifique, mais pas seulement. Le principe de cause à effet cher aux physiciens était déjà revendiqué par les théologiens. Ainsi au XIIIe siècle, saint Thomas d’Aquin l’utilise pour prouver l’existence de Dieu :

« Il est impossible que quelque chose se mette lui-même en mouvement. Donc, si une chose se meut on doit en conclure qu’elle est mue par autre chose. Si la chose qui meut se meut à son tour, il faut qu’elle-même soit mue par une autre, et celle-ci par une autre encore. Il est donc nécessaire de parvenir à un moteur premier qui ne soit lui-même mû par aucun autre, et une telle source de mouvement sera appelée Dieu. » (saint Thomas d’Aquin, La somme théologique, 1266-1273)

Notons que depuis Newton, la physique appelle force ce qui meut un objet.

Kant affine sa démonstration : « La liberté existe par le fait du devoir qui dit ce qui est bien ou mal et donc, ou bien la Nature n’a pas de cohésion causale irrémédiable ou la responsabilité est une illusion. » (Emmanuel Kant, dans « Les grands philosophes, tome 3 », de Karl Jaspers, 1963)

Le déterminisme absolu implique une cohésion causale irrémédiable, celle provenant des lois physiques. Dès qu’elles sont connues, une simulation informatique peut en principe prédire exactement le futur, et dans ce cadre nous sommes réduits au rôle de marionnettes sans liberté propre et donc sans responsabilité.

Heureusement pour nous, on sait aujourd’hui que cette malédiction ne s’applique qu’au niveau de la physique classique et qu’elle n’est plus de mise dans le microcosme, le monde où s’agitent les particules.

La liberté quantique

La physique de l’infiniment petit est beaucoup plus subtile que celle de Newton, elle n’est plus déterministe elle devient probabiliste. La théorie est seulement capable de calculer des probabilités de réalisation. Ainsi, la trajectoire d’un électron n’est pas uniquement prédite. La pierre qui tombe suit un chemin obligatoire, en revanche l’électron a un choix parmi divers chemins possibles et on ne sait prédire celui qui sera suivi par un électron pris en particulier.

Einstein s’opposa à cet indéterminisme. Il était convaincu qu’il existe une réalité objective que le chercheur doit décrire exactement. Il ne pouvait admettre que la réalité ne soit pas prédite de manière univoque. Ceci l’amena à prononcer son fameux verdict :

« Je refuse de croire en un Dieu qui joue aux dés avec le monde. » (Albert Einstein, Congrès de Solvay, 1927)

Dans sa controverse avec les tenants de l’école quantique et en premier lieu Heisenberg, Einstein défendit le point de vue d’une connaissance complète de la réalité ouverte à l’intelligence. L’expérience donna raison à Heisenberg qui explicite le hasard quantique et l’encadre par ses relations d’incertitude.

La mécanique quantique démontre la limitation de la pensée humaine, ce qui, si on en croit Kant, nous libère du déterminisme, mais cette liberté ainsi octroyée n’est pas quelconque. Un électron unique suit une trajectoire imprédictible mais une population d’électrons passant à travers une structure se distribuera selon une figure calculable d’interférence ou de diffraction. Le déterminisme ne s’applique pas à l’électron unique, il devient collectif. La liberté quantique de l’électron individuel est contrainte pour construire un projet de concert avec l’ensemble des électrons.

« Et quant à la contrainte, puisque contrainte il y a, heureuse contrainte qui nous libère de l’inutilité, de la puérilité et de l’esclavage ! » (Paul Claudel, Positions et propositions, 1928)

Robert Stevenson, l’auteur de « L’île au trésor », nous donne une image bucolique de notre liberté encadrée par des contraintes. Il écrit dans « Le prince Othon » : « Rien n’imite si bien l’apparence extérieure du libre arbitre que l’inconsciente agitation, obscurément soumise aux lois des corps liquides, qui préside à la lutte entre une rivière et des obstacles. On dirait l’image de l’homme confronté au destin. »

Le rôle suspect du temps

Kant affirme de plus :

« Les actes libres n’ont aucune origine temporelle mais seulement une origine intemporelle qui naît dans la raison. » (Emmanuel Kant, dans « Les grands philosophes, tome 3 », de Karl Jaspers, 1963)

Ceci demande une explication. S’il y a causalité, il n’y a pas de liberté. Donc les actes libres ne s’inscrivent pas dans un enchaînement de cause à effet ; ils s’évadent de l’écoulement du temps, ils naissent fortuitement. La liberté exige le hasard, or le seul hasard fondamental que nous connaissions est celui des interactions quantiques.

Tout phénomène déterministe s’inscrit dans le temps puisqu’il suit la rigide loi de cause à effet. La liberté commence au-delà du déterminisme, elle apparaît « hors du temps ». Cela résonne avec l’expérience de Marcel Proust qui vit ses moments d’allégresse sous l’effet de souvenirs involontaires eux aussi intemporels qui lui révèlent sa vocation de créateur.

Est libre ce qui dépasse le nécessaire, disent les philosophes, alors toute quête gratuite, toute création effectuée dans les sciences autant que dans les arts est une preuve de notre liberté. Remarquons qu’une découverte scientifique n’est pas à proprement parler une création puisque E = mc2 existe antérieurement à Einstein, mais la conceptualisation de la loi en est une et autant Einstein que Heisenberg donnent l’exemple d’êtres libres par excellence.

Éloge du hasard

Si tout est hasard, où est notre motivation ? S’il n’y a pas de hasard, où est notre liberté ?

Sans hasard, pas de liberté puisque tout est strictement déterminé par les lois naturelles et une simulation informatique du type Monte-Carlo peut, en principe, prédire exactement notre futur personnel.

Sans hasard, pas d’étonnement, pas d’interrogation, pas d’imagination, pas d’intuition. La création, tant artistique que scientifique qui cherche à humaniser la Nature est une preuve de notre liberté.

« Parler du hasard, c’est nier la possibilité de toute loi de cause à effet. Le hasard est finalement l’unique élément irrationnel que peut accepter le libre arbitre. Sans le concept du hasard, la philosophie occidentale du libre arbitre n’aurait pu prendre naissance… C’est ma conviction que ce concept du hasard, de la chance, constitue la substance même du Dieu des Européens ; ils possèdent là une divinité qui tire ses caractéristiques de ce refuge si essentiel au libre arbitre, à savoir le hasard, l’unique sorte de Dieu qui puisse inspirer la liberté de la volonté humaine. » (Yukio Mishima, Neige de printemps, 1989).

Au sein même du monde purement physique, le hasard quantique démontre l’existence d’une transcendance, c’est-à-dire d’une réalité dépassant notre compréhension. Avec lui, nous ne sommes plus comme la pierre qui tombe mais comme l’électron qui interfère avec lui-même. C’est ce hasard qui potentiellement nous confère la liberté en entrouvrant un pan du mystère de la condition humaine.

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