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Politique en jachères

Le Louvre à Abou Dhabi : de l’art consommé…

Visite du Louve d'Abu Dhabi, le 8 novembre 2017. Ludovic Marin/AFP

« La culture, c’est ce qui répond à l’homme quand il se demande ce qu’il fait sur terre. » André Malraux

Quelle meilleure métaphore pour parler des muses et de la culture que celle empruntée à la mythologie antique ? Quel meilleur visage que celui d’Hermès au parfum sulfureux pour signifier la rupture intervenue dans l’engagement français sur le champ culturel en ce début de XXIe siècle ?

À l’heure où le Président Macron retire le voile (symboliquement, bien entendu, dans ce pays où les corps restent cachés) sur la réplique monumentale du Louvre jaillie des années Sarkozy, la distance éclate au grand jour entre la visée humaniste universaliste de la Révolution française et l’inscription du musée dans le grand marché mondial des loisirs. André Malraux, fasciné qu’il était par les civilisations disparues, nous aurait sans nul doute pardonné le recours aux anciens dieux pour fixer ces deux pôles de la question culturelle.

D’Hermès Trismégiste à Hermès Mercure

Regardons la figure d’Hermès, un dieu aussi sympathique qu’encombrant. Le mythe voyage comme le vent dans toute l’Antiquité et dans tous les contours de la Méditerranée : de la Grèce à l’Égypte (où on l’assimile à Thot), en passant par Rome (ou il devient Mercure) et en Gaule (où on l’associe à Cernunnos)…

Il avance paré le plus souvent de ses trois attributs essentiels : le pétase sur la tête, le caducée à la main, les sandales ailées aux pieds. Mais, en fonction du lieu et des préoccupations dominantes, on voit s’enrichir ses attributs : la bourse d’argent dans la main droite (comme on peut le remarquer dans sa statue posée dans les jardins de Versailles), trois têtes (parfois quatre comme à Bordeaux), trois phallus, une paire de cornes… Visiblement, à l’audimat des dieux, Hermès-Mercure-Thot est le dieu le plus populaire des anciens. Sans doute parce qu’il est le plus proche des hommes, de leur faiblesse comme de leur sagesse et, de ce fait, le plus humain. Non seulement omniprésent, il s’avère en effet extraordinairement polyvalent.

Qu’on en juge avec un aperçu de tous les rôles qu’on lui attribue cumulativement : messager des dieux et interprète de leur parole, dieu des voyageurs, des voleurs (Hermès a commencé dans la vie en volant les bœufs de son demi-frère), des commerçants, de la fécondité, des orateurs, gardien des routes et conducteur des âmes aux enfers… On en passe. Certes, les usages politiques et sociaux accentueront tel ou tel de ces rôles : l’Égypte hellénisée en fera Hermès-Trismégiste (trois fois le plus grand) et honorera avant tout l’interprète ; Rome, sous le nom de Mercure, consacrera la prééminence de son rôle de dieu du commerce. Ovide s’adresse à lui en disant :

« Tous ceux qui font profession de vendre des marchandises t’offrent de l’encens et te prient pour leur assurer des profits. »

Avec ce dieu multiple, le détour mythologique devient un véritable voyage. La pluralité des talents prêtés simultanément ou consécutivement à notre si fameux Hermès peut paraître hétéroclite, on peut toutefois y trouver un fil conducteur : il est un passeur, un homme d’échange et de parole. Il est l’universel transmetteur des valeurs nobles, sagesse divine, sciences et arts, comme des valeurs prosaïques, commerce et plaidoirie. En lui s’exprime la dialectique profondément humaine du matériel et de l’immatériel.

Des siècles de religion chrétienne ont séparé vigoureusement les deux plans en distinguant le spirituel et le temporel : l’époque actuelle les réunit miraculeusement. Le champ de l’art et de la culture, lieu naturel de leur rencontre parce que les valeurs y prennent forme, devient la scène emblématique des retrouvailles. Qu’il ne s’agisse pas d’une réminiscence littéraire, mais d’une nouvelle métamorphose bien réelle d’Hermès, l’actualité en fournit une preuve convaincante.

Du Musée-Louvre à la marque Louvre

Le Louvre restaure en pleine lumière l’ambivalence paradoxale du vieux dieu. Pour la plus grande joie de Nicolas Sarkozy, qui n’avait pas conçu la chose mais s’en était emparé goulûment : ce qui fut le premier grand musée public véritablement national de l’histoire de l’Europe, ouvert au peuple par la jeune nation conquérante, s’exporte. Entre mer et sable du désert, à quelques lieues d’une future plateforme militaire, le Louvre se dédouble à Abou Dhabi.

Le 13 janvier 2009, le Président de la République déclarait ainsi :

« À ce propos, je voudrais dire que je n’ai pas compris la polémique qui a accompagné le partenariat du Louvre avec les Émirats arabes unis. »

Son étonnement était d’autant plus grand qu’il y voyait, pour sa part, « une excellente nouvelle ! » Rien de moins qu’un instrument de lutte contre l’enfermement, un outil d’ouverture de l’islam au monde. Curieux destin de ce vénérable temple de la nation française, illustrant pourtant si bien cette religion laïque qu’appelait de ses vœux Malraux.

Mais une autre lecture, plus matérialiste, se superpose et se surimprime avec la précédente : celle qui épouse la logique « Guggenheim ». On en connaît le principe, celui des industries culturelles : une superbe enveloppe, réalisée par un architecte internationalement reconnu, pas de collection propre, mais des œuvres qui circulent d’un musée à l’autre. La modernité artistique prend les couleurs du marché international. La médiation se consume dans un acte de pure communication. D’autant que l’affaire se déroule sur fond de concurrence, un musée Guggenheim étant déjà installé dans les Émirats. Ainsi, ce n’est pas le « musée-Louvre » que l’on délocalise, c’est la « marque-Louvre » dont on installe (à prix d’or) une succursale à Abou Dhabi. Le prestige devient un argument de vente.

Images projetées sur la Pyramide du Louvre, pour marquer l’inauguration de son petit frère d’Abu Dhabi. Eric Feferberg/AFP

Voilà Hermès comblé, lui dont l’ingéniosité s’étend de l’interprétation de la parole divine au commerce des biens, de la plus profonde spiritualité à la plus complète utilité. Il mérite d’urgence deux statues, toutes deux pleinement légitimes. La première sera placée à l’entrée du Louvre, sous la pyramide, en sa qualité de dieu de l’interprétation et de la transmission de la sagesse divine ; la seconde, au frontispice du musée éponyme d’Abou Dhabi, en grand référent du commerce ! Ce dieu polysémique ornera aussi parfaitement l’esprit du vénérable musée-temple de la nation française, que son avatar musée-communication dans un pays sans tradition muséale ni collection.

L’évangile de la consommation

Si l’affaire du Louvre succursalisé à Abou Dhabi n’était qu’un épiphénomène accidentel et circonstancié, il n’y aurait pas lieu de s’en émouvoir. Las, elle écrit en lettres brûlantes l’esprit du temps, marqué par la profonde mutation du rapport que les politiques entretiennent avec l’art et la culture, particulièrement en France : d’acteurs du développement culturel à des fins démocratiques, ils se muent en auxiliaires dévoués d’un vaste marché consumériste. Voici que s’accélère la dérive de la démocratisation en communication et en consommation.

Cette évolution, pour brutale qu’elle se montre dans ses récentes manifestations, remonte à loin, et constitue le terme d’une transformation radicale du fonctionnement économique de nos sociétés. Dans La fin du travail, Jeremy Rifkin fixe d’un trait la mutation accomplie au cours du siècle passé :

« La métamorphose de la consommation de vice en vertu est l’un des plus importants événements sociaux (et l’un des moins étudiés) du XXe siècle. »

Encore au début des années 1900, et au cours des décennies qui suivirent, le terme consommation comportait une forte charge négative : son étymologie, à la fois française et anglaise, se ramène au verbe « consumer ». La connotation péjorative avec l’épuisement et la destruction est naturellement récurrente : l’idée de consomption n’est-elle pas celle d’une destruction petit à petit ? La consommation avait donc tout pour heurter les valeurs dominantes d’effort et de travail ; elle rencontrait une résistance particulièrement vive chez les Anglo-saxons, où l’éthique protestante incitait au sacrifice et à l’épargne.

Bien que relevant d’une philosophie différente, nous retrouvons, en France, le même rejet de ce qui est considéré comme relevant de l’oisiveté, de la futilité. Sur fond de positivisme exacerbé, on voit rejeter tout ce qui nie le travail avec son corollaire, le repos. Un coup d’œil aux définitions proposées par les grands auteurs de dictionnaires au mot tourisme suffit à donner le ton.

Voyons Émile Littré :

« Touriste : se dit des voyageurs qui ne parcourent des pays étrangers que par curiosité et désœuvrement, qui font une espèce de tournée dans les pays habituellement visités par leurs compatriotes. Se dit surtout des voyageurs anglais en France, en Suisse et en Italie. »

Même son de cloche chez Pierre Larousse :

« Touriste : personne qui voyage par curiosité et désœuvrement. »

La charge est accentuée par la reprise d’un texte ironique et mordant d’Hippolyte Taine, distinguant six variétés de touristes, dont aucune ne mérite le qualificatif d’intelligente. Citons-en une pour saisir la couleur du tableau :

« La seconde variété comprend des êtres réfléchis, méthodiques, ordinairement portant lunettes, doués d’une confiance absolue dans la lettre imprimée. On les reconnaît au manuel-guide qu’ils ont toujours entre les mains. Ce livre est pour eux la Loi et les Prophètes. Ils ont les yeux fixés sur le guide, se pénétrant de la description et s’informant au juste des émotions qu’ils doivent éprouver. Ce sont des touristes dociles. »

L’heure n’est pas encore au consumérisme culturel, et Thomas Cook n’a pas donné le signal du tourisme de masse. L’idée même d’associer consommation et biens culturels relèverait alors de l’antonyme. La définition économique de la consommation faisant référence à l’époque est celle de Jean‑Baptiste Say, que cite Larousse et qui définit l’action de consommer par celle de destruction de l’utilité des choses, d’anéantissement de leur valeur :

« L’utilité d’une chose une fois détruite, le premier fondement de sa valeur, ce qui la fait rechercher, ce qui en établit la demande sera détruit. Dès lors, elle ne renferme plus de valeur ; ce n’est plus une portion de richesse. »

Vue extérieure sur le Louvre d’Abu Dhabi, inauguré le 8 novembre 2017, dix ans après le lancement du projet. Ludovic Marin/AFP

La culture – qui suppose effort, respect et élévation – se situe aux antipodes d’une vision aussi utilitariste : l’œuvre ne se consomme ni se consume dans l’éphémère, elle se contemple et s’apprécie dans la durée et le partage. L’heure n’est pas encore à la culture de masse. Et la réticence initiale freinera longtemps la rencontre des deux mondes.

Une nation de consommateurs

D’un point de vue économique plus général, la conversion d’une culture de la production en une culture de la consommation ne s’est effectuée ni spontanément ni immédiatement. Il a fallu batailler dur pour transformer un peuple d’épargnants en une nation de consommateurs. Le monde des affaires prendra conscience de la nécessité du marketing et du management en même temps qu’il mesurera le rôle économique moteur de la consommation.

Dans Only Yesterday : An Informal History of the 1920s, Frederick Lewis Allen écrit :

« L’entreprise apprit comme jamais auparavant l’importance du consommateur final. Sauf à le persuader d’acheter (et d’acheter sans compter), cette avalanche de voitures à six cylindres, de récepteurs-radio à changement de fréquence, de cigarettes, de poudriers compacts et de frigos électriques serait vouée à engorger les stocks. »

L’irruption massive du marketing va contribuer à façonner le paysage commercial idéal. La publicité élargit ses horizons au-delà du caractère utilitaire de l’objet et, selon Pour Jeremy Rifkin, ouvre le champ de l’imaginaire et des valeurs socialement symboliques :

« Les publicitaires ne furent pas longs à abandonner leurs arguments descriptifs pour faire jouer les violons du statut social et de la distinction. Le commun des mortels fut invité à imiter les riches, à se vêtir des signes extérieurs du succès et de la prospérité, jusque-là réservés à l’aristocratie des affaires et à l’élite sociale. »

C’est dans cet espace que surgit le phénomène de mode, dont l’axe central est constitué par l’idée d’un « luxe pour tous ». L’art en fait partie.

Aux portes du désert, la mondialisation offre un nouveau temple à la célébration de la consommation comme culture à part entière, avec ses rites et ses conventions. Est-ce simplement la proximité des espaces désertiques qui fait tant ressembler le Louvre d’Abou Dhabi à un mirage somptueux ?


Ce texte est largement extrait de l’ouvrage Pas de Grenelle pour Valois (Claude Patriat, CarnetsNord, 2009).

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