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Le monde militaire face au Covid-19

Le général Yves Metayer (à gauche), chef des Forces armées dans la zone sud de l'océan Indien (FAZSOI), aux côtés de Catherine Barbezieux, directrice de l'hôpital de Mamoudzou (CHM), sur l'île française de Mayotte, le 11 juin 2020, lors d'une visite à l'Élément militaire de réanimation du Service de santé des armées (EMR-SSA) déployé en soutien au CHM. Ali Al-Daher/AFP

Face à l’épidémie de Covid-19, de nombreux acteurs se sont mobilisés pour contenir la crise sanitaire : en première et deuxième ligne, nous trouvons caissiers, commerçants, enseignants, forces de l’ordre, industriels, livreurs, militaires, sapeurs-pompiers, soignants, travailleurs sociaux… Cet article s’intéresse plus particulièrement aux acteurs de la défense – les forces armées comme les industriels de l’armement – en Europe. Il compare le rôle que ces acteurs ont joué en France et dans quatre de ses pays voisins, à savoir l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni, dans la stratégie globale de lutte contre le Covid-19.

Les implications de la défense ont été diverses et variées. Pour l’État, l’armée représente un outil régalien qui permet une mobilisation rapide et coordonnée de ressources conséquentes sur le territoire national. Une telle mobilisation est possible parce qu’elle s’inscrit dans une chaîne de valeur militaire reposant sur des moyens industriels et logistiques conséquents : ces moyens doivent être mis en cohérence en fonction des menaces et des besoins. En Europe, la plupart des États ont fait appel aux armées pour lutter contre la pandémie et de nombreux industriels se sont mobilisés pour participer à l’effort collectif. Étant donné que l’implication des différents acteurs de la défense a varié d’un pays à l’autre, leur rôle dans la crise actuelle mérite d’être questionné.

Cela est d’autant plus vrai que ces dernières années ont vu une diversification des missions des armées, dans des contextes parfois inédits (catastrophes environnementales ou industrielles, lutte contre le terrorisme sur le territoire national, etc.). La crise sanitaire ne fait guère exception : au contraire, elle montre que la mobilisation de moyens militaires s’est faite – selon les pays – plus ou moins rapidement et de façon différenciée. Le contexte actuel nous incite donc à (re)poser des questions clés autour des missions principales des armées, de la portée de la défense, de la redéployabilité d’actifs et de moyens, souvent considérés comme spécifiques, ainsi que de la souveraineté nationale.

Le rôle des armées

Depuis le début de la crise sanitaire, nous avons pu observer une implication variée des armées dans la lutte contre le Covid-19, sur laquelle les États ont plus ou moins communiqué.

Dans de nombreux pays européens, les armées ont d’abord eu un rôle logistique, avec le déplacement de matériel, le transfert de malades, le convoyage de masque et/ou la (co-) organisation de vols de rapatriement. En outre, elles ont très souvent réalisé des soins au profit de civils : accueil de patients dans les hôpitaux militaires, implantation d’hôpitaux de campagne et renfort des unités soignantes civiles par exemple. Dans certains pays, les armées ont également contribué au maintien de l’ordre, en complément des forces de sécurité intérieure, allant de la surveillance des personnes et des biens à la vérification du respect des mesures de confinement.

Un soldat allemand se tient devant un chargement préparé pour les pharmacies des forces armées allemandes dans le sous-sol du centre d’approvisionnement et de réparation de fournitures médicales de la Bundeswehr, le 8 avril 2020 à Blankenburg/Harz. Jens Schlueter/AFP

Le Tableau 1 compare la contribution des armées aux efforts collectifs dans cinq pays européens, via des exemples précis. Il montre que le rôle logistique et le soutien sanitaire ont été quasi identiques en France et ses pays voisins alors que seules l’Espagne et l’Italie ont fait un appel fort aux armées pour maintenir l’ordre. Notons également que la communication autour du rôle des armées a largement varié d’un pays à l’autre : ainsi, seulement la France (Opération Résilience), le Royaume-Uni (Opérations Rescript sur le territoire national et Broadshare sur les territoires d’outre-mer) et l’Espagne (Opération Balmis) ont pour l’instant créé des missions spécifiques pour l’intervention de leurs armées pendant l’épidémie. À noter que le pays où l’armée est intervenue le plus massivement depuis le mois de mars 2020 est l’Espagne qui a tiré des enseignements de la gestion de crise lors des incendies de Guadalajara en Castille–la Manche en 2005 (notamment en créant une Unité militaire d’urgence).

Tableau 1. Rôle des forces armées dans la lutte contre le Covid-19 : une analyse comparée

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Le rôle des industriels de la défense

De nombreux secteurs industriels n’appartenant pas au monde de la santé se sont mobilisés pour participer à la lutte contre le virus (l’automobile, l’alimentaire, l’aéronautique, etc.). Là aussi, la défense n’est guère une exception.

Dans une forme de continuité avec les missions des forces armées, les industriels de défense ont contribué aux efforts collectifs, notamment en fournissant des équipements au personnel soignant. Dans un premier temps, nous avons ainsi pu observer la mise à disposition d’équipements, tout comme la proposition de services à titre gratuit. Dans de nombreux cas, les industriels de l’armement ont aussi redéployé leurs actifs pour produire du matériel médical (respirateurs artificiels, masques, lits médicalisés, etc.). Enfin, ils ont, dans certains pays, assuré une mise en réseau d’acteurs, notamment en matière d’importation ou de développement de produits.

Le Tableau 2 propose une analyse comparée des efforts collectifs de l’industrie de l’armement et donne des exemples concrets d’actions menées depuis mars 2020. Il montre que la plupart des industriels ont mobilisé leurs capacités de production pour (co-)produire des équipements de protection. Dans certains cas, notamment en France, en Espagne et en Italie, l’industrie a également mis à disposition des équipements (de transport) et proposé des conseils gratuits, surtout sur des questions de cybersécurité, dont l’importance s’est accrue en raison du confinement et du fort développement du télétravail partout en Europe. La mise en réseau varie plus d’un pays à l’autre, tout comme la communication que les industriels ont faite sur leur implication pendant les premiers mois de la crise sanitaire.

Tableau 2. Rôles des industriels de la défense dans la lutte contre le Covid-19 : une analyse comparée

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Enseignements et réflexion

Redéployabilité et dualité des actifs « militaires ». La crise sanitaire a montré que certains actifs militaires, que l’on pensait très spécifiques, sont en réalité facilement redéployables dans des contextes non militaires. Dans une logique où l’éventail des missions des armées s’élargit à chaque crise – qu’elle soit environnementale, sanitaire ou relevant des missions de sécurité intérieure –, cette notion prend d’autant plus d’importance que les armées sont – dans beaucoup de pays – une sorte de « prêteur en dernier recours ».

Dualité des infrastructures sanitaires. La crise actuelle a également révélé qu’il est relativement facile de transformer une infrastructure de santé militaire en infrastructure à des fins civiles. Se pose donc la question du futur des services de santé des forces armées. À ce sujet, notons que, dans le cas de la France, l’hôpital d’instruction des armées du Val-de-Grâce a été fermé en 2017 car la Cour des comptes l’avait jugé trop coûteux, questionnant également le maintien d’autres hôpitaux des armées. La mutualisation d’infrastructures et surtout du personnel avec des antennes « civiles » à proximité a été explorée dans certains cas (par exemple le transfert en 2019 du laboratoire de l’Hôpital d’instruction des armées de Brest dans les locaux du CHRU voisin).

Du stock à la souveraineté nationale. La crise sanitaire incite aussi à réfléchir plus largement sur la valeur des stocks. Dans une économie mondialisée et fondée sur la logique du juste à temps, les stocks sont vus essentiellement sous le prisme des coûts, c’est-à-dire comme une composante des coûts de production et donc des prix de revient. Or les événements actuels ont mis en avant la valeur stratégique des stocks (masques, gels SHA, pièces détachées pour des respirateurs ou des lits d’hôpitaux). Ces ressources « en stock » peuvent aussi concerner la main d’œuvre, par exemple, via une réserve rapidement mobilisable dans des situations de crise. Se (re)pose donc la question du rôle et de la formation des réservistes, qui peuvent constituer un appui territorial non négligeable avec des compétences issues du civil.

Des militaires passent devant l’église de San Giuseppe à Seriate, en Italie, le 28 mars 2020, alors que des cercueils de personnes décédées du nouveau coronavirus Covid-19 sont portés à l’intérieur pour être bénis. Piero Cruciatti/AFP

Qu’est-ce que le cœur de métier des acteurs de la défense – et doit-il inclure des missions de santé (civile) ? Josep Borrell, Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a récemment souligné que « les travaux en cours dans le domaine de la sécurité et de la défense restent une priorité évidente, aujourd’hui peut-être plus que jamais. Car désormais, la santé est une question de sécurité ». Son constat nous amène à une question qui peut fâcher : « pourquoi l’armée n’en fait-elle pas plus ? ».

D’abord, parce que de nombreux pays – dont l’Italie et le Royaume-Uni – ont expérimenté de fortes réductions budgétaires ces dernières années. Ensuite, parce que les armées, comme les industriels de l’armement, sont des employeurs – qui doivent assurer le bien-être de leurs employés – tout en garantissant la continuité de leurs activités clés respectives : continuité du service public d’une part, avec notamment les différentes missions, et d’autre part, production d’équipements de défense et leur maintien en condition opérationnelle (MCO) (cf. le Plan complet de continuité d’activités annoncé par la France). La défense, comme tout autre secteur non sanitaire qui s’est mobilisé pendant l’épidémie, peut donc faire un effort supplémentaire en temps de crise, mais n’est probablement pas capable de maintenir celui-ci sur une longue durée. Soulignons ici que la pandémie a entraîné une consommation accélérée du potentiel des équipements militaires, condition sine qua non des missions de logistique des armées mentionnées ci-dessus, et donc un besoin accru en MCO qui doit être financé.

Vers une évolution du rôle du secteur de la défense ?

Dans plusieurs pays européens, les acteurs contribuant à la chaîne de valeur militaire ont été une composante essentielle dans la stratégie globale de lutte contre le Covid-19. Plus globalement, cette crise inédite renforce donc encore davantage le glissement conceptuel entre une défense purement militaire à une conception de la défense, voire de la souveraineté, incluant d’autres dimensions et champs d’intervention (missions intérieures, environnementales et sanitaires). Cela rentre en contradiction avec la fameuse règle de l’économiste Jan Tinbergen qui postule qu’une politique est utile dès lors qu’il y a autant d’instruments que d’objectifs, de sorte que la chaîne de valeur militaire risque de perdre en efficacité.

« L’armée a une culture de la gestion de crises, c’est le cœur de notre métier », rappelle le général de Saint-Quentin dans une interview récente. Mais de quelles crises est-il question, et quels sont les moyens nécessaires à leur gestion ? Les moyens de l’écosystème de défense ne sont actuellement pas conçus pour répondre à une crise sanitaire. Pour les acteurs de la défense, deux options sont dès lors sur la table : considérer que ces nouveaux besoins nécessitent des moyens supplémentaires pour la défense (et donc des budgets adaptés en circonstance pour pouvoir faire face à des pandémies) ou bien admettre le caractère exceptionnel de cet effort de la défense dans la gestion de la crise actuelle.

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