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Le paradoxe des entreprises libérées : libération ou asservissement ?

La première BD reportage sur les entreprises libérées est due au journaliste Benoist Simmat et au dessinateur Philippe Bercovici. Edition Les Arènes

En France, les entreprises dites « libérées » partagent en commun une volonté de « rajeunissement » des modes de coordination du travail et une volonté affichée de rompre avec le passé, en particulier des contraintes héritées du taylorisme, concernant les organisations bureaucratiques. Elles ont également souvent en commun la volonté de « tout remettre à plat », en particulier de « repenser » les organisations ainsi que le management des salariés. Cet article a pour objet de chercher en quoi ces organisations désormais sous le feu des médias présentent vraiment une innovation managériale majeure.

Aller au-delà des discours

Au fond, au-delà des discours déjà établis concernant ces types d’organisations, est-on en face d’une véritable « libération » de l’homme au travail ou est-on au contraire confronté à une nouvelle forme d’asservissement ? Certains sociologues en effet n’hésitent pas à qualifier ainsi la nature du travail dans ces organisations.

Est-on en train de promouvoir une nouvelle forme de maturité relationnelle, propice à libérer les énergies et ainsi conduire à plus de performance individuelle et collective, ou sur celle d’une nouvelle forme « d’asservissement » de l’homme à son organisation, dont il devient un élément central ? Sa projection dans la stratégie de l’entreprise, à ce point-là, relèverait-elle vraiment d’un choix ?

Cette question est peut-être à contre-courant, mais elle a le mérite de réfléchir sur la relation de l’homme à son travail ; les discours actuels semblent en effet démontrer l’absence de réflexion équilibrée sur la question, tant les valeurs de liberté et d’autonomie « retrouvés », semblent séduisantes à plus d’un titre.

Apporter une réponse à cette question n’est pas simple, car les entreprises concernées ne sont que peu ouvertes aux recherches exploratoires menées par les chercheurs en sociologie ou en sciences de gestion.

C’est la raison pour laquelle nous proposons ainsi d’apporter des éléments de réflexion à défaut de réponse, en évoquant deux thèmes majeurs qui prévalent dans le management des EL : la culture organisationnelle et l’autonomie des salariés.

Quelle culture organisationnelle ?

Tout d’abord, s’il est vrai que les EL apparaissent bien souvent comme étant innovantes en matière d’organisation, la question de la culture organisationnelle n’est abordée en général que de manière assez superficielle, en mettant en avant le fait qu’elle est totalement « plébiscitée » par ses salariés. Cependant, des critiques se font jour ça et là, comparant ces nouvelles formes de « vie au travail » comme étant trop intrusives, c’est-à-dire laissant peu de place à la critique, voire à la remise en question.

Reprenant dans cette partie les travaux relatifs à la culture organisationnelle, nous allons approfondir cet aspect, en nous questionnant sur le rôle du contrôle inhérent à la culture d’entreprise ; culture d’entreprise qualifiée ici de Forte, et dans l’esprit, partagée par tous.

Allouche, J. et Amann, B. (2012). « William G. Ouchi : la régulation par le clan ». Encyclopédie des Ressources Humaines, p. 1939-1948.

Ainsi, selon Ouchi (1980), la culture influencerait les comportements de chaque acteur ou groupe d’acteurs, à travers des normes et des valeurs qu’il devait être possible de gérer, de contrôler, afin d’améliorer la performance de l’organisation. Pour le cas qui nous occupe, les EL se rapprocheraient assez nettement des structures dites claniques.

En effet, un très fort esprit de communauté permet de réduire les divergences entre les objectifs individuels et ceux de l’organisation. On retrouve ainsi assez bien l’analyse d’Allouche et Amann (p. 1941, b) qui écrivent :

« Le clan est un mode efficient de régulation des transactions entre individus, à partir d’un degré élevé de conformité des objectifs de ses membres, appuyé sur une solidarité interindividuelle organique aux performances supérieures […] qui naissent de la répétition des contrats comme de régulation des transactions comme les bureaucraties. »

Ainsi peut-on mettre en évidence le caractère contrôlant de la culture dans les EL, qui s’apparentent ainsi à une culture clanique, et, paradoxalement, l’injonction de renforcer l’autonomie des acteurs.

L’autonomie de salariés

L’EL mettrait également en pratique des principes de management décrits comme extrêmement motivants, si l’on se réfère à la théorie de l’autodétermination (Deci et Ryan, 1975, 1985, 2000). Mais comment ces principes s’incarnent-ils au quotidien ? Pour illustrer ces notions perçues comme un peu trop théoriques, nous allons reprendre l’exemple de l’entreprise INOV’On.

Le manager jardinier d’hommes pour INOV’On : illustration.

Dans ce nouveau type d’organisation, les cadres opérationnels sont ainsi devenus des « team leaders » trouvant, dans les nouvelles missions qui leurs sont confiées, des sources de motivations nouvelles (Valtot, 2016). Désormais, leur activité est de révéler leurs équipiers en créant un environnement propice à leur épanouissement professionnel. Ainsi plusieurs messages clefs vont permettre l’émergence d’un nouveau type de management, comme celui de créer « un environnement nourricier ».

Comme le décrit son auteur (Valtot, 2016), l’idée est de permettre aux équipes, grâce à un environnement propice, de grandir, de se réaliser et de prendre plaisir même si l’activité professionnelle est parfois intense et répétitive. Le « team leader » s’engage donc dans un rôle de « jardinier » d’hommes et de femmes (l’image n’est pas de l’auteur). Cette métaphore nécessite quelques développements, tant elle semble originale. Pour cela, laissons témoigner l’un des managers de cette entreprise.

« L’opérationnel, c’est extrêmement énergivore et aujourd’hui, après cinq ans de travail sur moi, sur ma posture, j’ouvre enfin les yeux. Je ne suis pas indispensable dans le quotidien. J’anime l’opérationnel afin d’entretenir avec les équipes le cap que nous nous sommes fixé en début d’année. Je suis créateur de richesse pour chacune de mes équipes et quel bonheur de chasser le business avec eux. Je suis à l’écoute, j’inspire les équipes je suis « facilitateur » dans les prises de décisions. Je créé l’environnement pour que les équipes prennent du plaisir et je m’attache à ce que le terreau soit le plus fertile possible pour que nous récoltions les meilleurs fruits. Mon rôle aujourd’hui est de garantir que chacune des décisions importantes prises servent la vision. […] Chaque jour, je veille à ma posture et je me nourris. Ne pas se nourrir c’est ne pas s’entraîner et ce serait une erreur ». (p. 151)

Comme on peut le constater dans ce témoignage, est fait allusion à des aspects psychologiques de l’autodétermination. Pour motiver, il serait donc essentiel de se nourrir et de nourrir l’autre, symboliquement. Ces remarques ne sont pas nouvelles car elles ont déjà été identifiées comme décrit plus haut par Deci et Ryan. En tant que facilitateur, le manager chercherait ainsi à créer les conditions de la performance, sans jamais « faire à la place de » l’autre. Ceci pourrait traduire également la recherche permanente d’une mise entre parenthèses de l’individu, au profit de l’organisation.

Au final, que penser du management dans les EL ? Au-delà des discours un peu convenus et « médiatiquement » dominants, il semblerait que la culture organisationnelle prenne le pas sur le contrôle des individus ; contrôle auparavant dévolu à la hiérarchie. Il ne serait donc plus nécessaire de contrôler et de dire puisque chacun se sentirait investi d’une « mission », celle de devenir patron de soi même, de réussir « comme si » l’entreprise était la sienne. Mais n’est-on pas finalement en face d’une certaine forme d’imposture organisationnelle car les salariés restent au final des salariés et non des auto-entrepreneurs ?

Nous formons le vœu que les dirigeants des EL ouvrent leurs portes aux chercheurs… Nous aurions alors la possibilité de clarifier ce paradoxe que certains vivent de moins en moins bien.

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