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Le projet Regards croisés : pour vivre une répétition de danse à 360°

Plusieurs regards sur une même répétition. Regards Croisés, Université de Rennes 2, Author provided

Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la Science 2018 dont The Conversation France est partenaire. Retrouvez tous les débats et les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr


Le laboratoire d’études théâtrales de l’université Rennes 2, dirigé par Sophie Lucet, travaille depuis 2011 sur la question de l’observation, de la captation et de l’archivage du geste créateur dans les arts de la scène. C’est dans ce contexte de recherche que le projet « Regards croisés » a été formulé. Il s’agit d’étudier le regard sur le geste de création et les modifications de la relation au spectacle vivant.

À l’heure où nous observons un engouement partagé pour toutes les modalités de fabrication et une attirance des publics pour le processus plutôt que pour la consommation d’une forme achevée, nous avons décidé d’encourager ce mouvement de curiosité en y joignant une innovation technologique : l'immersion à 360° dans un environnement réel. Quels effets produisent ces moments partagés avec les artistes sur la réception des œuvres achevées? Quels sont les effets de l’immersion dans la perspective de construction de nouveaux rapports aux publics et de nouvelles esthétiques?

Cette expérience est née dans le cadre de l’appel à projet « Créativité croisée » proposé par Rennes Métropole. Pour cette expérience, le laboratoire théâtre s’est associé à l’agence de réalité virtuelle « Une jolie idée », à « lagencevoid », spécialisée dans les expérimentations artistiques et culturelles, à la structure artistique « Au bout du plongeoir » et à l’Irisa de l’université Rennes 1. Présenté comme une performance-dialogue, le projet artistique s’envisage comme une exploration pluridisciplinaire réunissant la danse, le dessin, la composition musicale et l’écriture poétique à partir des anges de Paul Klee. Le projet scientifique et technique explore quant à lui différentes modalités d’observation ainsi que la mise en récit collective de l’ensemble des personnes qui assistent à l’expérience.

Danser avec les danseurs. Regards Croisés, Université Rennes 2, Author provided

Conditions de l’expérience

Lors d’une séance de répétition qui s’est déroulée exceptionnellement sur le campus de l’université Rennes 2 le jeudi 6 septembre 2018, un groupe de publics constitué d’enseignants chercheurs et d'étudiants en études théâtrales, de professionnels de la culture (programmateurs, directeurs de production, médiateurs, chargés de mission numérique) et de personnes intéressées par le projet, a assisté au travail de création de la compagnie rennaise enCo.re (site en cours de construction La répétition a été enregistrée avec une caméra à 360° (image caméra) et retransmise simultanément dans une salle annexe à la fois sur écran et dans des casques immersifs (image dispositif salle annexe). À cela s’est ajoutée une diffusion en direct sur une chaîne Youtube 360 qui a permis à un groupe de chercheurs européens impliqués dans le projet de suivre l’expérience depuis leur pays (universités d’Anvers, de Lisbonne, de Lille et du Péloponnèse). Dans un second temps, le projet a donné lieu à la réalisation d’une vidéo qui permet de faire vivre cette expérience immersive à des publics divers depuis les élèves d’écoles primaires jusqu’à toute personne désireuse d’en faire l’expérience. Ce voyage immersif de quelques minutes (3'30") permettant ainsi de valoriser nos travaux auprès du grand public et d’ouvrir un champ de recherche-action sur les relations entre le spectacle vivant et les technologies de la réalité virtuelle, réalité augmentée et 360°.

Le groupe de publics que nous désignons sous le terme des Regardeurs - pour insister sur le fait que nous travaillons au développement du regard sur la création - étaient réunis au Pôle Numérique Régional du campus Villejean à l’université Rennes 2. Au nombre de 27, ces regardeurs représentaient volontairement une diversité de profils de façon à saisir les différences de rapports avec l’acte de création en fonction de la formation de chacun. L’équipe artistique composée de six personnes (une danseuse chorégraphe, un danseur, une danseuse, un auteur, une musicienne et un dramaturge) était en plein processus de création sur “Engelsam, en jeu” dont voici quelques éléments de la note d’intention :

“À travers le prisme de sa double culture germano-française, Katja Fleig cherche à faire dialoguer différents langages artistiques, à inventer les modalités de relation entre l’artiste et les spectateurs en fonction des contextes et à investir l’espace public.”

Différent d’un spectacle de danse créé pour les espaces de diffusion classiques, cette création est présentée comme “un projet de performances – dialogues pour espaces scéniques et adaptables à des espaces intermédiaires telles que des salles d’exposition, halles, halls, chapelles” ou autres lieux alternatifs dans lesquels l’art vivant s’installe occasionnellement. Le projet artistique est donc d’emblée ouvert à une variation sur l’espace et par conséquent à une possibilité élargie d’angles de regards pour les spectateurs à venir. La notion de performance est ici pluridisciplinaire en tant qu’elle se nourrit du dialogue entre la danse, le dessin, la composition musicale et chantée et l’écriture poétique. “Engelsam, en jeu” se construit donc dans une hybridation artistique que nous rencontrons fréquemment sur les scènes contemporaines.

En immersion dans la danse. Regards Croisés, Université Rennes 2, Author provided

Des regards renouvelés sur la création

Avec le projet « Regards croisés », nous construisons un dispositif de regards renouvelés sur la création. La saisie en immersion d’une répétition basée sur une circulation entre diverses expressions artistiques et les corps dansés nous semblait plus évidente pour une première expérience que l’enregistrement d’une session de création d’un spectacle dramatique basé sur un texte théâtral. La prédominance des corps, la question de l’envol et de la pesanteur qui caractérisent ce projet construit autour des anges formait un bon cadre d'expérimentation. Être au milieu des artistes, planer au-dessus de la scène, diriger son regard depuis le centre du plateau, éprouver la sensation de son propre corps au plus près des corps des artistes et rompre ainsi avec la distance convenue des rapports entre spectateur et artistes, telles étaient les innovations permises par la captation à 360°.

Les nouvelles conditions d'observations offertes par ce dispositif se sont accompagnées d'un récit collectif instantané et transmédia de l’expérience vécue par les regardeurs. Pour ce faire, lagencevoid a modéré les réactions des regardeurs sur un blog de projet hébergé sur tumblr. Très actifs, les regardeurs ont ainsi posté 120 réactions au cours des 3 heures qu’a duré l’expérience. À travers des photos, des vidéos, des textes, ils ont raconté instantanément leur vécu de l’expérience et ont ainsi contribué à l’écriture d’un récit polyphonique sur leur rapport à l’acte de création dans les conditions d’observations proposées.

Une expérience troublante

L’expérience immersive avec le casque a été la plus troublante pour la majorité d’entre eux comme en témoigne cette étudiante en master professionnel médiation du spectacle vivant à l'ère du numérique:

“Cette découverte du casque 3D a été extrêmement troublante car l’angle de vue est vraiment resserré! Au début, je me suis sentie comme trop près des danseurs, cette sensation ne m’a pas étouffée mais plutôt submergée : c’est comme si j’étais dans la bulle des interprètes!”

ou encore cette autre étudiante en master perspectives critiques en études théâtrales:

“Drôle d'expérience avec le casque, cette proximité avec les danseurs. C'est un point de vue nouveau à quelques centimètres du danseur, de la danseuse. On observe le moindre geste, regard, souffle… Un rapport intime qui se crée, avec un côté un brin voyeur.”

Les témoignages recueillis ont déjà permis de montrer combien la place du spectateur autorisé à voyager virtuellement au milieu des artistes constituait une révolution dans le rapport au spectacle vivant. À partir du 5 octobre 2018, des publics de tous horizons pourront vivre à leur tour quelques-uns des moments de cette répétition dans un casque immersif. Nous saurons ainsi, peu à peu, comment les rapports entre spectateurs et spectacle vivant peuvent évoluer sous les effets de ces nouvelles technologies. Nous commencerons cette aventure avec une centaine d'enfants et d'adolescents qui entreront virtuellement dans cette répétition de danse. Ils seront bientôt suivis par d'autres, grand public ou spécialistes du spectacle.

Cette expérience nous a révélé des perspectives de développement très riches en matière de relation du spectateur avec l’acte de création et de nombreuses possibilités d’applications aussi bien dans le champ de la médiation que dans celui des écritures scéniques ou encore des applications professionnelles. J'en veux pour preuve cet évenement inattendu : un étudiant - par ailleurs danseur - s'est immergé dans la répétition pendant de longues plages et a suivi les instructions de la chorégraphe, dansant alors avec les artistes pourtant physiquement séparés de lui. Lorsque nous l'avons interrogé sur son expérience, il nous a dit combien cet outil mériterait d'être utilisé dans les reprises de rôles. C'est dans ces belles perspectives que je souhaite développer mes propres recherches et que j'espère pouvoir mener d'autres expériences avec des artistes intéressés par ces nouvelles possibilités d'écriture du plateau et des relations aux spectateurs.

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