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Le robot-humanoïde Sophia, révélateur de notre rapport à l’intelligence artificielle

L'humanoide « Sophia » répond aux qeustions lors d'une conférence de presse, au cours du Web Summit de Lisbonne, en novembre 2017. Patricia de Melo Moreira/AFP

Et si l’humanité s’émancipait des dieux et de sa condition en devenant elle-même créatrice ? La technologie pourrait-elle transformer ce fantasme en réalité ? Le cas de la citoyenneté accordée à des robots humanoïdes dotés d’intelligence artificielle redéfinit les contours de la notion même d’humanité. Loin de se limiter à des questionnements éthiques ou techniques, l’anthropologie amène à s’interroger sur la fonction sociale de ces robots-citoyens.

Des combats de la modernité… qui s’inscrivent dans des débats anciens

En octobre 2017, le monde entier découvrait le visage de Sophia, le premier robot humanoïde à être reconnu citoyen d’un pays, l’Arabie saoudite. Épiphénomène ou phénomène annonciateur d’un changement de paradigme anthropologique ? Les spécialistes ne parviennent à s’accorder. Les médias, eux, se font l’écho d’autres événements comme celui du premier suicide d’un robot, celui des robots programmés pour être violés ou encore celui du premier mariage entre un humain et un robot.

Quant aux citoyens, ils peinent à objectiver l’incidence de ces annonces dans leur quotidien, ainsi que les répercussions que la généralisation et la banalisation de l’intégration des robots – mais surtout de l’intelligence artificielle – peuvent avoir dans leur manière de vivre leur humanité. L’histoire de l’humanité nous rapporte qu’Homo Sapiens (l’Homme savant) serait le stade ultime de l’évolution des hominidés. Pourtant, Sophia (la sagesse, selon l’étymologie grecque du prénom), l’un des premiers robots humanoïdes à qui l’on a octroyé la citoyenneté, semble représenter les prémisses d’une société où Homo Sapiens ne serait plus seul à gouverner notre planète, mais pourrait soit partager le pouvoir avec d’autres espèces artificielles à l’apparence humaines (humanoïdes), soit se scinder en deux « humanités » distinctes.

Les mouvances idéologiques, au sein desquelles s’affrontent par exemple les transhumanistes et les chimpanzés du futur, nous propulsent dans un scénario dystopique digne de Black Mirror, où la technologie et l’acceptation de cette dernière engendrent des distinctions non seulement sociales et culturelles entre les hommes, mais également des distinctions biologiques, dues à la sélection génétique par exemple.

Comme le soulignent Pascal Picq, Nicolas Santolaria ou encore Yuval Noah Harari, Homo Sapiens serait en train de vivre sa dernière grande révolution. L’innovation et la technologie rendent possible l’affrontement de l’humain avec son grand ennemi ancestral : la mort. Grâce à la technologie, il sera peut-être possible, un jour, de « tuer la mort ».

Sophia, une imposture technologique…

Il existe un écart entre l’apparence « ultra humaine » du physique de l’humanoïde et la réalité de ses capacités techniques et technologiques. Les mises en scène de ses apparitions médiatiques laissent apparaître une texture de peau, des expressions du visage et une capacité affichée à converser ou à être interviewée par des humains, qui nous renvoient à notre propre humanité, tant le mimétisme est performant. La fluidité du discours, la répartie et une capacité affichée à se projeter dans « une vie de robot presque aussi humain qu’un vrai » (Sophia annonce par exemple son désir d’être mère et de fonder une famille), provoquent des réactions anxiogènes non seulement au sein du grand public tout comme au sein de la communauté des experts. D’après les théories de la « vallée de l’étrange » (« uncanny valley ») de Mashiro Mori, la ressemblance du robot avec l’homme accroît effectivement notre familiarité à son égard jusqu’à un certain point. Une trop grande ressemblance entraîne l’angoisse, voire la répulsion de l’homme envers le robot.

La réalité de ses capacités techniques et de l’intelligence artificielle que l’entreprise Hong-Kongaise a intégrées à l’humanoïde Sophia est bien en deçà de ce qui est annoncé. Sophia est loin de penser de manière autonome. Les possibilités technologiques existantes concernant sa capacité d’adaptation à des conversations ou à des situations diverses nous renvoient davantage vers un principe anthropomorphiste. L’intégration toujours plus pervasive de la robotique dans notre quotidien tend à nous faire occulter la notion d’imitation du vivant chère à l’Homme et qui donne forme à ce type de création, comme avec les automates par exemple.

Dans cette dynamique, Sophia peut être entrevue comme un automate pourvu d’une intelligence artificielle, avec pour fonction essentielle d’imiter le réel… Mais pour quoi faire ? Pour le reproduire ou pour l’interroger ?

… qui cristallise une fonction anthropologique importante

Cette imitation du réel que représente Sophia semble en réalité masquer une problématique anthropologique plus profonde : la place de l’Homme en société, et par extension la place de l’Homme dans l’univers. Toute civilisation se fonde sur des mythes cosmogoniques (ou de création) qui permettent de définir l’ordre des choses. En fonction de leurs rapports à la technologie, les sociétés justifient cet ordre par la science ou par la religion. La période actuelle bouleverse les convictions initiales des individus. En perte de repères et en crise de croyances, les individus sont à la quête d’un nouveau cadre normatif pour ordonner leur vie quotidienne. Les avancées technologiques se mêlent à une modernisation des croyances animistes (temple shintoïste pour les figures mangas ou le cas des histoires d’amour d’hommes avec des love dolls) incitant certains individus à créer de nouvelles religions où la figure de Dieu serait une intelligence artificielle. L’église Way of The Future (WOTF) fondée par un ancien cadre Uber (Anthony Levandowski) illustre l’apparition d’une nouvelle génération de prophètes de la technologie.

Dans son ouvrage Homo Deus, Yuval Novah Harari nomme ceci le « dataïsme » (religion des datas). Sophia semble ainsi représenter une nouvelle figure mythologique permettant d’expliquer les changements qu’induisent actuellement algorithmes, intelligence artificielle et analyse de datas. Avec en toile de fond, la question de l’émancipation de l’Homme par rapport aux dieux – en devenant lui-même créateur – qui n’est pas nouvelle ; on la retrouve dans la tradition juive avec le mythe de Golem ou dans la Grèce antique avec le mythe de Pygmalion. De ces figures émerge ce que l’on appelle en pédagogie l’effet Pygmalion ou l’effet golem. C’est-à-dire « en pensant que quelqu’un possède une caractéristique, nous changeons notre propre attitude vis-à-vis de cette personne, et l’influençons de telle sorte qu’il va effectivement acquérir cette caractéristique ou l’exprimer de plus flagrante façon ». La version positive, c’est l’effet Pygmalion. À l’inverse, l’effet Golem en est le versant négatif.

Sophia, la figure du décepteur

Cet impact de la croyance sur la réalité serait partie prenante d’un mythe beaucoup plus ancien, celui du « Trickster ». Présent dans toutes les cultures, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss appelle ce personnage le « décepteur » (celui qui déçoit, qui trompe, qui trahit), figure symbolique rendue célèbre par Paul Radin, puis par Carl Gustav Jung.

Il s’agit d’une personnalité chaotique, à la fois bonne et mauvaise, une sorte de médiateur entre le divin et l’homme. Indispensable à la société, le décepteur accompagne l’adaptation des êtres face à l’apparition des événements nouveaux. Il revêt une fonction sociale, celle du bouc émissaire. Il agit sur les rapports humains, qui se compliquent pendant les périodes de transitions, tout en donnant l’impression d’agir également sur les causes extérieures (crise économique ou politique, intrusion de la technologie dans le quotidien, etc.).

Sophia est donc une forme de décepteur, car elle soulève des espoirs tout en réveillant certaines peurs liées à l’intégration et au déploiement de la technologie dans notre quotidien. Est-elle la première représentante d’un nouveau genre ? En brouillant les frontières entre l’Homme et la machine, réalité et imagination semblent se rejoindre, rendant plus concrètes que jamais les grandes peurs de l’humanité.

« Le Fripon divin : Un mythe indien », ouvrage collectif de C.G Jung, Paul Radin et Charles Kerenyi. Amazon

Entre leurre technologique et coup marketing, l’effet d’annonce de la citoyenneté de Sophia engendre une recrudescence des théories technophobes et pessimistes. Malgré une absence réelle d’intelligence du robot humanoïde, cette annonce semble également traduire une volonté de modernisation de l’Arabie saoudite amorcée par le nouveau souverain et renforcée par des projets d’urbanisme futuristes de grande envergure. En guise de contre-exemple bien moins médiatisé, le projet AutoML de Google représente une intelligence artificielle beaucoup plus performante, qui a appris à se dupliquer elle-même.

Au-delà du coup d’essai « techno-médiatique », Sophia doit nous amener à réfléchir sur l’évolution législative et réglementaire de l’intelligence artificielle. Les débats éthiques concernant le statut juridique de ces « êtres » robotiques sont plus que jamais d’actualité. Quel est le rôle de la citoyenneté pour celui qui la détient ? Quelle éthique s’attache à l’existence de ces robots – par exemple avec les robots sexuels entrevus comme des objets de consommation ?

Le « robot-citoyen » représente ainsi une copie du vivant dans lequel nous pouvons voir le meilleur comme le pire de notre humanité et de son évolution technologique. À travers son effet miroir, Sophia amène chaque individu à s’interroger sur la place que l’intelligence artificielle doit et devra avoir dans nos vies ; avant que cette dernière ne s’impose à nous.

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