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La foi et les faits

Le rôle de l’historien est-il de ressusciter le passé ?

« Vercingetorix jette ses armes aux pieds de Jules César », tableau de Lionel Royer (1852-1926). Musée Crozatier du Puy-en-Velay/Wikimedia

Il existe en France aujourd’hui au moins quatre écoles historiques différentes. Fondées sur des visions du monde différentes (historicisme-providentialisme) et des méthodes divergentes (identité-altérité), elles jettent des regards opposés sur l’histoire de France. Comme la récente période électorale l’a montré, leurs désaccords trouvent des prolongements dans les positionnements des principaux candidats à la présidence de la République non seulement en rapport avec le « roman national » mais bien plus encore sur l’avenir de la France en Europe et dans le monde. Cette absence de consensus ne résulte-t-elle pas d’une faille initiale ? Et peuvent-elles au moins s’accorder sur le rôle de l’historien au sein de la nation ?

Le tournant historiciste

Il y a environ 200 ans, pour la première fois dans l’historiographie, s’est produite en Europe une déconnexion entre l’histoire des hommes et l’histoire des dieux. Dans Les mots et les choses, Michel Foucault a montré qu’entre 1775 et 1825, avec E. Kant, G. Cuvier ou C. Darwin, les savants européens ont découvert une historicité propre à la nature, au travail et au langage. La connaissance sapientielle de la vérité, ouverte à l’action de l’Esprit divin dans l’histoire, telle qu’elle apparaissait encore dans l’œuvre de Bossuet, se transformait en une connaissance chronologique des rythmes propres au développement des choses et des hommes.

L’historiographie républicaine française, de Jules Michelet à Ernest Lavisse, a mis un siècle à tirer toutes les conséquences de ce tournant historiciste tout en conservant un aspect providentialiste à l’histoire de France. Mais, après la Seconde Guerre mondiale, après la découverte simultanée de la terrible « dialectique de la raison » (Adorno/Horkheimer) et du troublant matérialisme dialectique, avec surtout la prise de conscience du danger que représentait une vision par trop nationaliste du passé de l’État républicain, le paysage de l’historiographie française éclata.

L’histoire de France la plus connue aujourd’hui est celle qu’a coordonnée Pierre Nora entre 1984 et 1992 à travers la publication des Lieux de mémoire, une histoire des lieux et des objets symboliques de la nation française (Paris, Gallimard, I, II, III, 1997). Comme Pierre Nora l’a lui-même affirmé à de nombreuses reprises, cette approche historiographique est entrée très tôt en crise du fait de son caractère intrinsèquement désordonné (Henry Rousso a parlé à son sujet d’un « jeu de l’oie de l’identité française » dès 1987).

De plus la récupération de la méthode par quantité de communautés faisant la promotion de leurs propres mémoires a brouillé encore plus la mission de l’historien. Ce qui était posé dans le titre même du dernier volume de la trilogie « Les France », avec cette faute d’orthographe assumée qui en disait long sur la fragilité épistémologique du projet, conduisit au grand dam de son auteur principal, à une vision « sociale » ou « patrimoniale » de l’histoire de France.

Le risque de « criminalisation générale du passé »

Ainsi, onze après la loi Gayssot de 1990 qui reconnaissait la Shoah comme crime contre l’humanité, en continuité avec le tribunal militaire de Nuremberg, et réprimait tout acte raciste, antisémite et xénophobe, la loi Taubira de 2001 reconnut la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité. Ces deux lois, auxquelles on peut ajouter la loi de 1999 sur « les opérations effectuées en Afrique du Nord » ou la loi de 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien, représentent des jalons importants de cette radicalisation du projet initial de Pierre Nora.

Ce dernier réagit vigoureusement avec la publication en 2004 chez Gallimard du livre d’Olivier Pétré Grenouilleau sur Les traites négrières afin de stopper le mouvement de repentance de l’historiographie nationale, et avec la publication, en 2008, de son manifeste intitulé Liberté pour l’histoire coécrit avec Françoise Chandernagor. Pierre Nora écrit :

« Deux mille ans de culpabilité chrétienne relayée par les droits de l’homme se sont réinvestis, au nom de la défense des individus et la disqualification radicale de la France. Et l’école publique s’est engouffrée dans la brèche avec d’autant plus d’ardeur qu’à la faveur du multiculturalisme elle a trouvé dans cette repentance et ce masochisme national une nouvelle mission. »

Pierre Nora en est venu à déconnecter le rôle de l’historien de toute mission éthique pour éviter le risque de « la criminalisation générale du passé ». Or, de Homère à Léopold van Ranke, l’historien était reconnu en tant qu’il était capable de formuler un récit réconciliateur, et donc vertueux, du passé d’une communauté partagée par des mémoires concurrentes.

Le roman d’une nation en perpétuelle formation

Le livre de Michelle Zancarini-Fournel, Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours (paru aux éditions Zones–La Découverte, en décembre 2016) est venu couronner deux décennies de contestation à gauche du projet de Pierre Nora. Au point que le journal L’Humanité considère ce livre comme « un véritable monument de savoirs ». L’auteure, professeure en histoire contemporaine à l’université Claude Bernard Lyon-I, se réfère explicitement au magistère intellectuel du philosophe italien marxiste Antonio Gramsci et à la démarche analytique de l’historien britannique Edward Palmer Thompson, spécialiste de l’histoire sociale et culturelle du Royaume-Uni, pour faire le récit d’une histoire de France entachée dès 1685, sous Louis XIV, par la révocation de l’Édit de Nantes et par la promulgation du Code noir régularisant aux Antilles l’esclavage colonial.

Révocation de l’édit de Nantes (document datant de 1685).

En raison de cette évolution de l’historiographie, l’histoire de France à l’ancienne, qui privilégiait la continuité et la cohésion de la nation française depuis Clovis, fut de plus en plus marginalisée. Certes, cette vision « continuiste » de l’histoire de France a fait elle-même l’objet de reproches divergents. Les uns estiment que la reddition volontaire des armes de Vercingétorix devant César à Alésia en 52 avant J.-C. a été exagérée par les historiens du passé pour mieux masquer une romanisation volontaire de la part de la part des élites celtes de Gaule. D’autres considèrent que la fusion gallo-romaine décrite par les manuels d’histoire de la troisième République ne faisait que préparer, par un mécanisme d’agglutinement des mémoires, le ralliement de la France de Vichy au Troisième Reich.

Rares furent ceux, comme Jean Sévillia, à oser continuer écrire l’histoire de France, comme une histoire faite de mythes et d’événements bien réels, et à ce titre comme le roman d’une nation en perpétuelle formation, en cherchant à éviter autant l’anachronisme que la naïveté du point de vue surplombant. En 2013 il publia une Histoire passionnée de la France dont l’objectif était de réconcilier les Français avec leur histoire en réintroduisant un récit rythmé par des événements s’enchaînant les uns après les autres dans une cohérence globale faisant apparaître la lente constitution de la nation française.

Faisant le récit de la fin de la guerre des Gaules, Jean Sévillia écrit :

« Environ 600 000 Gaulois ont été tués – soit le dixième de la population de la Gaule indépendante –, et 500 000 prisonniers vendus comme esclaves par les Romains. Villes et campagnes sont dévastées. Vercingétorix, avec sa tentative d’unifier les Gaulois, a été prophète, même s’il ne faut pas lui attribuer une vision politique qu’il n’avait pas. Car l’unité de la Gaule va s’opérer mais, pour son plus grand bien, sous l’égide de Rome. »

Radicalisation de la profession

L’absence de dialogue entre – d’une part – les historiens privilégiant la diversité des mémoires, et donc l’hétérogénéité de la nation française, et – d’autre part – les historiens insistant sur la continuité et donc sur l’identité métahistorique de la France, conduisit cependant à une certaine radicalisation de la profession historique. Les historiens français défenseurs du roman national furent en effet de plus en plus irrités d’être considérés comme des ultraconservateurs du seul fait de leur refus de l’approche « impressionniste » et par trop « idéologique » des premiers.

Pierre Nora, heurté par l’utilisation à gauche de l’échiquier politique de son projet éditorial se rapprocha de plus en plus d’historiens réputés conservateurs et se fit de plus en plus mélancolique et désabusé. Jean Sévillia, quant à lui, bien que regrettant lui aussi la condamnation de l’histoire coloniale française, en vint à défendre des positions proches du Front national, dans plusieurs ouvrages critiques de l’idéologie post-marxiste mais aussi de l’approche structuraliste voire nihiliste de l’historiographie dominante.

La mission « imaginante » de l’historien

C’est dans ce contexte qu’on peut tenter de comprendre l’âpreté des débats autour de la publication en janvier 2017 de l’Histoire mondiale de la France par un collectif de 122 auteurs dirigés par Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, en association avec N. Delalande, F. Mazel, Y. Potin et P. Singaravélou. Dans son « ouverture », P. Boucheron n’hésite pas à affirmer, contre les tenants du roman national, que cette histoire est « politique dans la mesure où elle entend mobiliser une conception pluraliste de l’histoire contre l’étrécissement identitaire qui domine aujourd’hui le débat public. »

Comme il l’a expliqué lors d’une rencontre de la Fondation Jean Jaurès au Collège des Bernardins, le 29 mars 2017, il est sensible à l’approche de M. Zancarini-Fournel tout en rappelant que l’histoire des luttes sociales ne peut à elle seule former le tout du récit. Enfin, Patrick Boucheron se prononce contre l’approche de Pierre Nora qui oppose perpétuellement une histoire « toujours objective » de la vérité commune avec des mémoires « nécessairement partielles et divergentes ». Les mémoires peuvent en effet être convoquées, selon lui, par l’historien afin de produire non pas un récit intangible du passé mais « une image exacte incommode ». P. Boucheron ne cherche donc pas à ressusciter le passé tout comme l’art authentique n’a pas comme visée principale d’imiter la nature.

L’historien véritable doit être capable, selon lui, de rappeler, à travers le récit chronologique des événements, ce qui aurait pu se produire dans le passé et ce qui constitue encore un réservoir caché de blessures ou de développements créateurs potentiels, au sein d’une communauté de communautés. C’est pourquoi Patrick Boucheron se prononce en faveur d’une histoire « ouverte, diverse, peuplée et entraînante ». Finalement, le professeur du Collège de France ne nie pas la puissance du mythe dans l’histoire et le désir des peuples d’un roman national. Mais son récit vise à accorder au mythe sa juste place, comme le recommandait autrefois Raoul Girardet. Le résultat de cette approche aboutit à une histoire de la France enfin ouverte à sa dimension européenne et internationale et consciente du souci d’universalité qui anime toute communauté nationale digne de ce nom.

L’Histoire mondiale de la France, devenue en quelques mois un best-seller et l’objet d’âpres polémiques, peut être critiquée. Mais la méthode proposée et la mission « imaginante » assignée à l’historien feront, selon toute vraisemblance, l’objet d’un consensus croissant. Il ne reste plus qu’à croiser cette méthode réconciliatrice avec celle des regards croisés proposée en son temps par Paul Ricœur. L’Histoire de la conscience européenne, publiée en 2016 par un collectif de 30 historiens, en est un premier essai.

Cette prise de distance européenne permettra peut-être aussi de trouver des convergences possibles, au niveau des partis politiques, entre les récits des insoumis et ceux des patriotes, ainsi qu’entre ceux qui privilégient les mémoires de communautés précises et ceux qui comprennent l’histoire de France comme un tout capable de transcender les groupes spécifiques.

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