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La dimension déclarative de nombreux classements et processus de labellisation montre aujourd’hui clairement ses limites. Loïc Venance / AFP

Le scandale Orpea, un cas de « greatwashing » au détriment des patients… et des soignants

L’enquête menée par les inspections générales des finances et des affaires sociales, rendue publique ce mardi 5 avril, confirme ce que dénonce le journaliste d’investigation Victor Castanet dans son livre Les Fossoyeurs (Fayard, 2022) autour du « scandale Orpea » : le leader privé européen des maisons de retraite a instauré un réel système d’optimisation des coûts à tous les niveaux au détriment du bien-être et de la santé de ses résidents. Rationnement des repas, abandon, absence de soins suffisants des personnes âgées, maltraitance… Mais les patients sont-ils les seules victimes ? Quid des soignants, placés en ligne de front ?

Dans un article publié sur The Conversation en avril 2019, nous décrétions l’arrivée de l’ère du greatwashing, traduisant le découplage entre réalités internes de l’organisation en santé au travail et affichage externe. Cet affichage stratégique vise ainsi à communiquer en externe autour de la « bonne santé » de l’organisation (discours positifs, notations officielles, labels, etc.) et, de fait, à invisibiliser une partie de la souffrance réelle du travail, celle vécue en interne par les salariés.

Ce greatwashing, concept présenté et discuté à plusieurs reprises en séminaires et en congrès scientifique, contribue donc à passer sous silence des situations de travail manifestement délétères pour la santé des salariés. Les notations positives récoltées par Orpea, sur la base de critères sociaux et environnementaux mesurés par des agences réputées ont pu servir de paravent à la réalité vécue par les patients, mais également par les soignants : impossibilité de bien faire son métier, qualité empêchée, manque de reconnaissance, sous-encadrement…

Il n’existe ainsi aucun baromètre, aucun label, aucune norme rendant compte explicitement des réalités de ces salariés. Les labels existants (notamment labels tels que Humanitude, Bleuet de France, etc.), censés juger la qualité du travail réalisé dans ces Ehpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) ne dépeignent malheureusement pas la complexité du réel du travail, et les souffrances du terrain.

La fabrique des monstres

Au-delà des limites, pour ne pas dire des défaillances, des systèmes de notation de responsabilité sociale et environnementale (RSE), le greatwashing donne à voir un découplage majeur entre les résultats des outils d’évaluation et les réalités d’un travail aux actions parfois schizophréniques pour les acteurs de terrain.

D’un côté, le pilotage de l’organisation s’appuie sur des tableaux de bord, ratios et autres indicateurs visant à éclairer la prise de décision stratégique, à guider l’action opérationnelle et à maîtriser la dérive des coûts (pouvant amener à des décisions grotesques telles la modification des ingrédients d’une recette, comme l’a montré l’enquête du magazine Cash investigation, et parfois même dangereuse quand il s’agit de sous-effectif et de sous-qualification). De l’autre côté, les soignants sont pris entre l’impossibilité de bien faire leur travail et l’obligation morale de le faire, source de souffrance mentale, voire physique.

Ehpad Korian : un ancien directeur dénonce les économies sur les repas (Cash investigation, mars 2022).

Cette approche de la gestion, qui s’appuie largement sur des batteries d’indicateurs et de ratios, favorise l’apparition de situations critiques dans lesquelles le travailleur n’arrive plus à faire face et n’a pas d’autre alternative que de faire du « mauvais travail », c’est-à-dire un travail dans lequel il ne se reconnaît pas.

Dans le domaine de la santé, les conséquences peuvent être encore plus graves, surtout dans un contexte où ces outils ont pris une place centrale avec la T2A (tarification à l’activité) à l’hôpital ou avec la grille AGGIR, qui permet d’estimer le volume de personnel (les ressources) à attribuer un établissement en fonction des patients et de leurs pathologies (leur emploi).

« Folie optimisatrice »

Ce constat ne semble pas limité au cas des Ehpad ou des hôpitaux : certains secteurs publics (police, éducation nationale…) ou privés (restauration rapide, plateaux téléphoniques…) sont, eux aussi, directement touchés par le phénomène de greatwashing. Ce constat doit profondément nous questionner sur les modalités réelles de pilotage et d’évaluation des situations de travail.

La dimension déclarative de nombreux classements a clairement montré ses limites, tandis que la logique de notation/labellisation sombre souvent dans une folie optimisatrice, les entreprises sondées souhaitant maximiser les résultats obtenus pour chaque item, au détriment d’une action en profondeur sur l’organisation interne.

Cette optimisation tend clairement à aggraver la situation : focalisation sur l’individu et injonction au bonheur, les individus devenant potentiellement responsables de leur propre malheur, et abandon de la dimension organisationnelle.

Pour en finir avec le bonheur au travail | Tarik Chakor | TEDxUSMBAnnecy (TEDx Talks, 2020).

D’une stratégie de communication type « marque employeur », à une minimisation des coûts liés à la gestion des individus au travail et une maximisation des résultats d’évaluation dans une optique opportuniste et utilitariste, le greatwashing témoigne clairement d’un mal de notre époque, où la forme prime sur le fond, où le chiffre prime sur l’humain.

Est-ce une fatalité ? Il conviendrait de repenser les méthodes de pilotage et d’évaluation, mais surtout leurs critères : trouver le bon équilibre, ne pas être noyé dans une batterie de plusieurs centaines d’indicateurs, etc. Le choix de critères pertinents, avec une « dimension humaine » et qualitative, nous semble être une piste intéressante à suivre. La dimension déclarative est évidemment à questionner, tandis que la sensibilisation des entreprises à sortir de l’urgence court-termiste devient quant à elle… urgente.

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