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Histoire(s) d’école

L’école républicaine et l’étranger

Exposition universelle à Londres, 1851. Ce temps fort de la circulation des idées et des savoirs a contribué à l'édifice de l'école républicaine. J. McNeven/Wikimedia

La fonction la plus honorable et utile des Sciences sociales est sans doute le fait de bousculer les évidences. Et puisque le monde d’aujourd’hui préfère la mise en scène immédiate des lieux communs au temps long de la recherche, on ne peut que se féliciter de la publication de certains ouvrages, indifférents aux clameurs de l’urgence, et donnant du grain à moudre sur certaines questions, dont celle de l’école, d’une actualité brlante s’il en est.

C’est le cas du livre de Damiano Matasci issu d’un doctorat en histoire de l’éducation soutenu en 2012 et portant sur l’« École républicaine et l’étranger ».

Editions ENS Lyon, 2015

Sur quelle(s) évidences revient-il dans cette recherche ? Une vulgate d’abord que l’on pourrait résumer sous les traits suivants.

L’exception française

Sur l’école républicaine (comme sur beaucoup d’autres sujets), il existe une exception française : la mise en place en 1881-1882 de l’école gratuite, laïque et obligatoire procède d’une sorte de génie républicain soucieux de transmettre et perpétuer son idéal universel aux jeunes générations, par le biais d’une alphabétisation démocratisée et dans le cadre d’une école ouverte à tous les enfants quelles que soient leurs confessions ou leurs origines sociales.

La guerre franco-prussienne en a été l’élément déclencheur tant le traumatisme de la défaite a soulevé l’évidence d’un déficit de sentiment national et patriotique des soldats français, comparé à leurs ennemis prussiens. De là à voir dans l’école de Jules Ferry la matrice intouchable du socle républicain, il n’y a qu’un pas qu’osent franchir bien des défenseurs d’un âge d’or et des zélateurs des valeurs de la république comme contre-poison à la pluralité culturelle dangereuse pour le sentiment national.

Le siège de Paris, 1870, représentation de la guerre franco-prussienne qui fut un élément déclencheur dans l’élaboration d’une politique éducative intégrant un idéal universel. Jean-Louis Ernest Meissonier

Plus aucun historien ou connaisseur de l’école sérieux ne croit encore toutefois à cette légende dorée de l’école de la Troisième république. Il y a bien longtemps, comme le rappelle à raison l’auteur, que des recherches sur l’histoire de l’école ont minoré le caractère purement républicain de la gratuité et de l’obligation scolaires :

« En termes de scolarisation les lois Ferry ne représentent pas un tournant quantitatif majeur, ce processus étant déjà très avancé, voire pratiquement accompli au moment de la promulgation. » (p. 172)

À la veille des lois, la quasi-totalité des enfants est scolarisée, seules 159 communes en France n’ont pas d’école, et ce sont davantage les lois Guizot (1833) et Falloux (1850) qui sont à l’origine du processus lent de généralisation de la scolarisation. Toutefois, les nombreux historiens français de l’école ont, pour la plupart, confiné leur approche à une analyse endogène de ce développement, c’est à dire inhérente aux spécificités nationales, et dans le cadre d’un continuum historique.

L’originalité de l’ouvrage ne se situe donc pas dans ces rappels. L’auteur entreprend en effet un déplacement de focale pour saisir la dimension exogène de ces réformes, à savoir le poids des facteurs internationaux et transnationaux.

En ce sens, l’ouvrage se situe dans la lignée des travaux que l’on réunit aujourd’hui sous les termes génériques d’histoire globale et/ou connectée, à savoir les circulations d’acteurs, d’idées, les dispositifs de rencontres, d’échanges, et les modalités d’appropriations, d’hybridations issues de ces circuits.

Il est inutile de s’attarder ici sur les apports de ces historiographies qui, par les changements d’échelles, restituent une dynamique aux objets historiques en les désengonçant de leur enfermement dans la linéarité chronologique et dans le cadre national. Par les déplacements géographiques et la traque transfrontalière des sources, il devient possible de saisir les éléments les moins visibles des mécanismes historiques. C’est ce que fait ici Damiano Matasci, en précisant bien toutefois qu’il ne s’agit pas de substituer une lecture globale à la lecture nationale, mais d’infléchir et de préciser l’analyse par la prise en compte de cette économie des échanges.

Restons donc sur notre cas d’école des lois Ferry pour partir de l’un des résultats passionnants de cette recherche qui en restituent autrement les influences internationales.

L’influence prussienne pour penser la politique éducative française à la suite de la défaite est une réalité comme le rappelle l’auteur :

« L’instituteur prussien est en effet identifié par les contemporains comme le véritable vainqueur de la guerre. » (p. 172)

L’observation du modèle prussien a engendré des débats importants en France, notamment concernant l’utilité de l’éducation populaire et le rôle de l’instruction publique dans le processus de « régénération nationale » ; mais il faut remonter jusqu’au début du XIXe siècle pour observer les premières marques d’intérêt de la France pour le système scolaire allemand en gestation.

L’auteur rappelle en effet le prestige pédagogique de l’Allemagne et d’autres États européens protestants préoccupés très précocement par l’alphabétisation de leurs populations (l’instruction obligatoire en Prusse remonte à 1763 !).

L’adoption tardive de l’obligation scolaire en France résulterait donc, selon l’auteur, davantage d’une logique d’harmonisation et d’alignement sur d’autres États (Prusse, Danemark, Grèce, Espagne, Suède, Portugal, etc.). C’est en effet dans la comparaison avec d’autres États, et notamment lors des expositions universelles qui sont des nœuds du réseau international que s’est progressivement construite l’idée d’un « retard scolaire » de la France, comme dans celle de Paris en 1878 où des comptes-rendus soulignent les lacunes du système scolaire français.

L’auteur rappelle les rapports de Félix Pécaut et du directeur de l’école Supérieure de Marseille affirmant que la plupart des États européens ont devancé la France et que les instituteurs français doivent comprendre cette « vérité » (p.187-188).

La laïcité scolaire elle-même au centre d’une circulation internationale d’idées. Le rôle de l’Église dans les systèmes éducatifs étrangers est observé de près par les chargés de mission français qui font état d’une très grande diversité de situations ; si certains États ont adopté une neutralité religieuse de l’école (Pays-Bas, Autriche, Prusse), aucun toutefois ne prône la laïcité telle que défendue par les républicains français. Il y a là une singularité française accentuée par la comparaison avec l’étranger.

Cette étude de cas sur l’école de Jules Ferry n’est pas la seule de l’ouvrage qui s’attache également à la fameuse réforme de l’enseignement du Secondaire en 1902. Mais elle nous intéresse ici car elle permet de poser autrement un certain nombre de questions encore vives aujourd’hui dans les débats sur l’école.

Sans totalement dénationaliser l’analyse, elle montre en effet que les perspectives de comparaisons avec l’étranger ne sont pas choses nouvelles (Unesco, OCDE, PISA) mais s’inscrivent dans un dispositif convenu de circulations d’idées et d’acteurs, lesquels observent, échangent, se rencontrent, et publient dans des revues.

Toutes ces circulations n’ont pas vocation à classements et hiérarchisations comme c’est aujourd’hui le cas, mais nourrissent des réformes qui ne peuvent être uniquement attribuées à des spécificités nationales et culturelles.

La recherche déjoue en outre le piège d’une corrélation quasi indénouable entre l’école et le modèle républicain français ; elle montre la fécondité d’une historiographie des détours et, comme d’ailleurs pour les expériences républicaines, insiste sur les dynamiques et leur caractère centrifuge plutôt que sur les racines.

On voit dès lors l’opportunité qu’il y aurait dans les débats actuels à cette dé-singularisation et décrispation de modèles que d’aucun.e.s présentent souvent comme traditionnels, et comme des héritages à transmettre en indivis.

Enfin, cette enquête participe également à déshéroïser une histoire française de l’école encore très imprégnée par ses personnages emblématiques : Ferdinand Buisson, Jules Ferry, Paul Bert, etc.

Car ces missions pédagogiques, ces associations internationales d’instituteurs, ces lieux de brassage d’hommes, femmes et idées, donnent aussi une visibilité et une fonction à des anonymes de l’histoire qui, à leur manière, ont contribué à faire bouger les lignes du système éducatif français.

On admettra alors que ce n’est pas aujourd’hui la moindre des gageures que de donner à voir l’importance des acteurs ordinaires encore trop souvent réduits au rôle d’exécutant de directives du sommet.

Damiano Matasci, « L’école républicaine et l’étranger », ENS éditions, 2015.

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