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La concurrence, ni dieu, ni diable

L’économie globale du conteneur de 20 pieds

« Monumenta 2016 », œuvre de Huang Yong Ping, au Grand Palais, Paris. Yann Caradec/Flickr, CC BY-SA

Le conteneur de fret a changé le monde. En baissant le coût de transport des marchandises, cette innovation majeure du siècle dernier a rapetissé la planète et agrandi l’économie mondiale. Il s’agit pourtant d’un objet d’une grande simplicité : un caisson d’acier ondulé de 20 pieds de long, 8,5 pieds de large et 8 pieds de haut équipé d’une double-porte, et d’un plancher en contreplaqué. Empilées les uns sur les autres à quai ou dans les cargos, ces boîtes métalliques forment de gigantesques murailles tachetées.

On en compte aujourd’hui près de 40 millions d’unités. Si vous voulez en acheter un neuf pour le détourner en garage (on peut y loger jusqu’à quatre voitures) ou en chambre pour étudiant au fond du jardin, il vous en coûtera moins de 2 000 dollars, prix de départ usine. Des dollars car, comme le baril de pétrole Brent, le conteneur standard se vend et s’achète en monnaie américaine.

Le conteneur standard est une commodité

C’est une commodité, c’est-à-dire un produit courant et non différencié dont les caractéristiques homogènes sont parfaitement connues des acheteurs comme des vendeurs. La théorie économique a établi depuis longtemps les propriétés des marchés de commodités en régime concurrentiel : un prix connu qui s’impose à tous, déterminé par le coût marginal et jouant aux montagnes russes. Le pétrole, le gaz naturel, le soja, le sucre, ou encore l’acier sont habituellement retenus pour illustrer ces propriétés.

Le conteneur maritime de 20 pieds fait tout aussi bien l’affaire. Dans les années 1980 des dizaines d’entreprises chinoises se sont lancées à leur tour dans sa fabrication. Un niveau technique requis faible, un coût du travail bas, et l’implantation près d’un nouveau marché – celui lié à l’essor des exportations de l’Empire du Milieu – ont favorisé leur développement. Portées par la croissance de la demande, ces entreprises ont d’abord réalisé des marges honnêtes. Le ralentissement du marché au début des années 1990 a changé la donne.

Une impitoyable concurrence en prix s’est alors exercée. La valeur de marché du conteneur de fret a plongé, les fabricants à coûts élevés ont fermé leur porte, et les autres, pour se maintenir, se sont engagés dans une course effrénée de réduction des coûts. Toute la panoplie des mesures de la gestion efficiente a été alors mobilisée : optimisation des procédés de fabrication, rationalisation des achats, évaluation comparée des performances des usines, amélioration de la chaîne logistique de la livraison aux clients, diminution du coût d’accès au capital, etc.

La première décennie du nouveau millénaire a connu un cycle comparable marqué par un point bas en 2002 avec un prix du conteneur à 1 350 dollars, un pic en 2008 à 2 350 dollars, puis une glissade vertigineuse avec la crise financière. Après un rebond de courte durée, le prix du conteneur maritime a aujourd’hui de nouveau fléchi avec le ralentissement des exportations chinoises et de la croissance mondiale.

Roy/Flickr, CC BY

Des cours en montagnes russes

La théorie économique des commodités explique ces montagnes russes. Le prix d’équilibre – au point d’intersection des courbes d’offre et de demande – atteint un sommet lorsque les besoins des clients sont élevés et les capacités de production saturées. Les courbes d’offre et de demande se croisent alors haut dans le ciel car elles montent quasiment à la verticale. L’appareil de production tournant à plein régime, le coût pour produire des unités additionnelles est prohibitif.

Que faire en effet quand les stocks sont épuisés ? Remettre en marche de vieilles lignes de fabrication au rendement catastrophique, ou pousser les feux de la production quitte à casser des machines sont des expédients très coûteux et qui n’ont qu’un temps. Dans cette situation particulière de saturation des capacités, l’offre est donc quasiment insensible au prix. Pour la demande, c’est à peu près toujours le cas. Les commodités étant des biens essentiels pour produire d’autres biens et services, les besoins en volume varient peu avec le prix.

À l’inverse, le prix d’équilibre atteint une vallée lorsque les capacités sont sous-utilisées et la demande faible. Leurs courbes se croisent au ras du sol, cette fois dans la partie quasi-horizontale de l’offre, car elle est devenue très élastique au prix. Chaque producteur peut en effet ajuster sa production selon son coût relativement au prix du marché qui s’impose à tous. Si le prix est inférieur à son coût marginal, c’est-à-dire, pour simplifier, son coût d’exploitation, le producteur réduit son volume, car il perd de l’argent. Inversement, lorsque le prix est supérieur, même de très peu, il augmente son volume car il gagne de l’argent. Il fait ainsi même si cette marge est trop mince pour lui permettre de couvrir ses frais fixes, c’est-à-dire, en simplifiant, d’amortir comme prévu ses investissements.

Voilà pour la formation des prix de court terme des commodités, le court terme désignant la période nécessaire au déploiement de nouvelles capacités et au progrès technique. Les moyens de production et le niveau technologique sont donc fixes, qu’il s’agisse de surfaces et rendements agricoles ou du nombre de puits de forage et des procédés d’extraction.

Conteneurs dans le port de Barcelone. David Merrett/Flickr, CC BY

Une concurrence presque parfaite ?

La dynamique des prix de long terme est beaucoup plus difficile à modéliser. Un plus grand nombre de paramètres est en jeu, conditions macroéconomiques et géopolitiques, par exemple. En outre, les agents économiques ne sont plus passifs, ils ne se contentent plus de fixer leur quantité en fonction du prix donné par le marché. Ils prennent des décisions d’investir dans la R&D et de construire de nouvelles capacités, par exemple. La théorie économique cherche alors à comprendre les cycles successifs passés de boom et d’effondrement des prix et tente de prédire le prochain.

La phase basse du premier cycle chinois du conteneur est intéressante car elle offre un bon exemple de concurrence presque parfaite. Les conditions du modèle de concurrence parfaite, si souvent ânonnées dans les cours de théorie économique mais si exceptionnellement observées, sont en effet grosso modo remplies : grand nombre de producteurs et de clients, faibles barrières à l’entrée et à la sortie, produit homogène, informations partagées, mobilité des facteurs de production.

Mais l’exemple ne vaut plus. La concurrence presque parfaite dans le conteneur est de l’histoire ancienne. Une entreprise domine désormais le marché, China International Marine Containers (CIMC), et les barrières à l’entrée sont devenues très élevées. Un conteneur sur deux fabriqué dans le monde sort de ses usines. Comme ses concurrents, elle produisait dans les années 1980 10 0000 conteneurs par an. Sa plus grande usine à Shenzhen en produit aujourd’hui 30 fois plus.

Le procédé de fabrication.

Le cas CIMC

CIMC offre une étude de cas idéale pour école de commerce, quoique le conteneur soit peu glamour, pour comprendre comment conquérir un marché de commodités par l’innovation-coût et l’internationalisation. Une fois son territoire d’origine conquis notamment par rachat à bon prix de capacité de concurrents en faillite, CIMC a réussi à sortir du marché bon nombre de ses rivaux coréens et japonais grâce à ses coûts plus faibles. Leur appartenance à des conglomérats a aussi joué en sa faveur. Dès lors que la réévaluation régulière des portefeuilles de leurs activités fait apparaître de façon récurrente que la production de conteneurs perd de l’argent ou en gagne peu, le couperet des dirigeants tombe et l’activité est abandonnée.

CIMC est de plus montée en gamme et s’est diversifiée. Il existe en effet des conteneurs à plus fort contenu technique : des conteneurs de dimensions exotiques, comme celui de 53 pieds d’Amérique du Nord, des conteneurs pliables pour prendre moins de place à transporter à vide (pour le retour vers la Chine par exemple) des conteneurs frigorifiques pour acheminer des fruits, des légumes ou de la viande, des conteneurs-citernes pour les liquides comme le vin ou le peroxyde d’hydrogène. Un conteneur aquarium pour transporter des homards vivants dans leur eau d’origine vient même récemment d’être mis au point.

CIMC produit aussi aujourd’hui des remorques pour camions, des portiques et grues portuaires, des passerelles et escaliers d’embarquement pour avion, etc. Le deuxième producteur mondial, Singamas, réalise un chiffre d’affaires 7 fois plus petit. Il détient 20 % du marché. Et, devinez quoi, c’est également une entreprise chinoise. Mais contrairement à sa rivale, Singamas a à peine mis le pied en dehors du conteneur de fret. Elle connaît de sérieuses difficultés financières. Sur les douze derniers mois, son action, en chute continue, s’est dépréciée d’un quart par rapport à celle de CIMC.

Un acteur pour la moitié de la production

Je n’ai pas connaissance de travaux d’analyse économique sur la formation des prix actuels de court terme du conteneur maritime. On peut subodorer que CIMC, fort de sa capacité de moitié de la production mondiale, influence désormais le prix. L’entreprise chinoise est en mesure de réduire les creux des cycles, de faire en sorte que le prix ne descende plus au coût marginal de court terme mais rémunère aussi les coûts fixes, y compris une honnête rémunération du capital. Elle est en mesure d’ajuster rapidement ses capacités car le cycle de fabrication du conteneur s’est considérablement raccourci.

À elle seule CIMC serait une sorte d’Aramco, le monopole pétrolier de l’Arabie Saoudite, qui contrôlerait aussi toutes les autres capacités du Golfe persique. Il est n’est pas sûr en revanche que CIMC abuse de sa position pour faire monter les pics encore plus hauts en cas de demande forte. Son principal actionnaire, China Cosco Shipping Corporation compte parmi les premiers transporteurs de conteneurs mondiaux. D’autres compagnies maritimes sont aussi intégrées dans la fabrication de conteneurs. Un acheteur n’a évidemment pas intérêt à ce que le prix s’envole trop haut.

Les montagnes russes du prix du conteneur de 20 pieds devraient donc perdre du relief. Le prix devrait obéir à une logique de fixation au coût de revient, soit toutes les dépenses y compris la rémunération du capital. Il fluctuera quand même, ne serait-ce qu’avec le prix de l’acier, le principal poste de coût du conteneur de fret, car l’acier est aussi une commodité et joue donc aux montagnes russes.

L’improbable rencontre physique du roller coaster et du container vient d’être réalisée par Huang Yong Ping sous la verrière du Grand Palais à Paris. L’artiste franco-chinois y expose un serpent d’aluminium de plus de 200 mètres de long qui ondule sur des conteneurs maritimes empilés pour former des montagnes. Courez voir cette installation qui disparaîtra le 18 juin.

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