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L’écriture, expression privilégiée du citoyen en colère

Signatures d'un cahier de doléances à Bourges, le 12 janvier 2019. Alain JOCARD / AFP

Les actuelles et persistantes manifestations à travers la France dépeignent un tableau incertain et ambigu de notre vivre-ensemble, dans un climat politique et social particulièrement tendu par plusieurs points clivants comme le régime des retraites ou la réforme des allocations chômage.

Bien que les questions centrales à traiter soient largement de nature économique (mais pas seulement), il serait intéressant d’engager une analyse de ces revendications populaires sous un angle différent : celui de l’écrit. Voltaire ne disait-il pas que « l’écriture est la peinture de la voix » ?

3 millions de textes et 68 millions de mots

L’initiative gouvernementale du Grand Débat, étayée notamment sur des cahiers de doléances, remet en selle la question hautement démocratique de l’expression directe du peuple, fût-elle jugée mal faite ou manipulée.

C’est ainsi qu’on estime selon les derniers bilans à environ 250 000 les contributions écrites (version électronique ou papier) sous divers formats (réponses orientées par un questionnaire ou expression totalement libre) ; et autant n’ayant pu être traitées… Des cabinets privés ayant été chargés d’analyser ces textes et réponses puis d’en présenter les résultats avant même la clôture du grand débat national (en mars 2019).

Qu’en est-il alors du traitement inévitablement quantitatif, eu égard aux 3 millions de textes et aux 68 millions de mots recueillis sur tous les supports dédiés et notamment dans ces cahiers de doléances ?

Et cet immense corpus brusquement issu d’une expression populaire aussi collective qu’individuelle, qu’a-t-il à nous apprendre sur notre identité commune ?

Conditions d’apparition des écritures

L’écriture, à travers l’histoire, fit l’objet de nombreuses réflexions approfondies. Jack Goody, célèbre anthropologue britannique, porta une attention particulière aux conditions d’apparition des écritures.

Il nous apprend que l’utilisation massive de l’écriture coïncida étroitement avec les prémices des États centralisés et des mouvements économiques complexes, en Mésopotamie trois millénaires avant notre ère.

Ce lien manifeste entre emploi de l’écriture et structuration des institutions politiques et économiques s’est renforcé au fil des siècles, si bien qu’il semble tout simplement impossible d’envisager aujourd’hui quelconque activité collective et organisée sans l’intervention notable de cette émanation de l’esprit humain ; et ce quand bien même les formes, fonctions et technologies de l’écriture se sont considérablement métamorphosées.

L’écriture, en tant que matière produite par un individu, trouve ses ressorts dans l’intime mais reste de facto imprégnée de déterminants sociaux et culturels.

Partant, l’écrit n’échappe pas à l’influence de facteurs contextuels, comme peut l’être le mouvement des « gilets jaunes ». Du fait de l’élan initié par ce mouvement social, l’écriture des Français qui souffrent est autant trace que contenu, aussi bien intime que donnée, distinctive que commune.

Médium d’un vécu délétère

Si l’écriture participe de la restauration psychique face au passé douloureux, Corine Benestroff dira même qu’elle « permet de faire reculer l’angoisse lorsque l’avenir est incertain ».

L’écriture est aussi envisagée par Boris Cyrulnik, incontournable en la matière, comme un arsenal complet de défense au niveau psychique, tourné vers l’autre positivement en ce qu’il recèle de protections visiblement valorisantes. Mais alors, pourrait-on engager une discussion autour des possibilités individuelles de recourir à cette activité de l’intellect, perçue – redisons-le – comme une défense complexe socialement satisfaisante. Par là, la question des compétences requises (possiblement discriminante) puis conséquemment celle de l’autocensure plus ou moins (in)consciente sont inévitables.

Mais, pour qui mobilise l’écriture, il en résulte potentiellement un effet que l’on peut qualifier d’« effet d’aubaine sociale » en second tour, une amélioration de l’estime de soi en rapport aux autres ; en somme un meilleur accomplissement personnel et social du citoyen exposé à ses difficultés quotidiennes.

La question du sens identitaire de l’acte d’écrire ses propres doléances à destination des gouvernants interpelle. L’écriture pour exprimer soi, l’écriture comme médium d’un message collectif, ou encore l’écriture pour se retrouver dans une identité citoyenne, ici et tous ensemble ?

Conférence de Corine Benestroff sur l’écriture et le trauma (mémoire de la déportation).

Identité située

À la différence du langage oral (au moins dans sa forme directe), le langage écrit se fixe, se réfléchit mieux et se pérennise ; sa mise en forme nécessite préalablement une certaine latence opératoire ; latence aujourd’hui fortement minimisée du fait d’une expression écrite plus jaillissante et provoquée sur le plan cognitif – comme peut l’être ici celle des « gilets jaunes » – à l’époque du « tout numérique ».

Aussi bien Paul Ricœur que Michel Foucault replacèrent l’écriture au rang d’éminent constituant d’une identité complexe au cours d’un siècle, le XXe, qui éprouva toujours plus de radicales (r)évolutions sociétales et économiques.

Selon le premier, théoricien de l’identité narrative, la résolution de la problématique identitaire de l’individu se révèle dans une permanence (retrouvée par l’écrit) du vécu dans toutes ses dimensions (et même dans sa dimension autofictionnelle). Ainsi, le récit rigoureusement agencé à l’aune de son propre vécu demeurerait le meilleur garant d’une identité toujours en action, en imagination, mais enfin stabilisée.

Peut-être plus accessible, l’identité foucaldienne existe dans et par l’écriture de soi, qui constitue la disposition médiatique apparente d’un soi textualisé. L’élaboration identitaire est ici totalement matérialisée via une technique scripturaire à dessein. Elle se trouve également historicisée en ce qu’elle assigne à l’Homme, dans sa subjectivation inlassablement processuelle, de demeurer à une place donnée.

Ecrire ce que nous sommes en tant que société

L’écriture révélatrice d’une identité propre et d’un vécu situé dans une histoire commune, nous parvient comme objet à étudier pour une meilleure compréhension de ce que les mouvements sociaux frondeurs peuvent exprimer, et donc de ce que nous sommes en tant que société.

Le consortium chargé par le gouvernement d’opérer une analyse (lexicologique contextuelle), réussira à dégager de ces cahiers populaires plusieurs thèmes principaux. Un rapide coup d’œil sur le détail de ces thèmes nous fait voir que les doléances exprimées dépassent largement la seule question économique.

L’opportunité – au-delà des aspects politico-politiciens – de produire une sorte d’hypomnemata, c’est-à-dire ici un ensemble de modalités scripturaires permettant la mémoire collective des vies difficiles et donc d’une part de notre identité citoyenne – pourvu qu’il soit sauvegardé – servira au moins à se rappeler : qui sont-ils ? Et donc enfin : qui sommes-nous, aussi ?

Les messages oraux et bruyants ne peuvent que s’altérer dans une chaîne de transmission médiatique anarchique, pour ne plus être traités ni attribuables de manière certaine à leurs auteurs originels.

L’écriture quant à elle est responsabilité commune et socle de notre société organisée. Elle existe aussi pour mieux responsabiliser nos dotés de pouvoir et, finalement, pour mieux responsabiliser les citoyens lorsqu’ils ont à hurler leur désespoir.

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