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L’égalité scolaire, un enjeu de survie pour la démocratie

Dans une école primaire, à Bischwiller (région Grand Est), le 2 novembre 2020, jour de l'hommage à Samuel Paty. Patrick Herzog/AFP

Le long mouvement de massification scolaire enclenché dans notre pays depuis les années 1960 était censé accroître l’attachement aux valeurs démocratiques.

Dans la mesure où l’éducation scolaire est imprégnée des valeurs de l’égalité et de la tolérance, et véhicule la croyance dans les vertus de la science et de la raison, le fait qu’une majorité de jeunes bénéficie aujourd’hui d’une scolarité longue – la proportion de bacheliers atteignait 80 % d’une génération en 2019 – ne pouvait a priori que renforcer la confiance dans la démocratie.

Or, force est de constater que, en France et dans d’autres pays comparables, cette promesse optimiste n’a pas été totalement tenue. Si les acquis de la science sont plus largement diffusés, les jeunes gardent-ils pour autant le recul nécessaire par rapport aux fake news qui circulent toujours plus vite ? Par ailleurs, la généralisation des diplômes a aussi des effets pervers. Retour sur quelques-unes de ces observations que nous développons dans notre dernier ouvrage, L’école peut-elle sauver la démocratie ? (Seuil, 2020).

Croyances et esprit critique

Alors qu’un bon niveau d’éducation est censé fortifier chez les jeunes l’esprit d’examen et la capacité à résister aux fake news, au complotisme, ils semblent particulièrement sensibles à certaines thèses aberrantes par rapport aux vérités scientifiques :

  • 31 % seraient plutôt d’accord ou tout à fait d’accord avec l’affirmation selon laquelle Dieu a créé l’homme et la terre il y a moins de 10 000 ans (contre 18 % dans l’ensemble de la population), ou avec l’affirmation selon laquelle « il est possible que la Terre soit plate » (18 % contre 9 %) ;

  • 30 % des jeunes âgés de 18 à 24 ans pensent que les attentats de 2015 contre l’Hyper Casher et Charlie Hebdo résultent d’un complot, contre 19 % de l’ensemble de la population.

L’éducation formelle semble relativement impuissante, car le niveau d’étude introduit peu de modulations dans ces croyances déclarées.

Parmi les explications possibles (qui ne relèvent évidemment pas que de l’école), il faut invoquer le déclin de son autorité culturelle, alors même qu’elle se massifie. Alors que l’école de la République bénéficiait d’une sorte de monopole culturel, les jeunes disposent désormais d’un espace de socialisation nouveau, sur lequel l’école n’exerce aucun contrôle. C’est le monde des écrans et des réseaux numériques auquel tous accèdent : 83 % des 12-17 ans et 98 % des 18-24 ans possèdent un smartphone.

Dès lors que 87 % des jeunes âgés de 12 à 17 ans se connectent tous les jours, en temps cumulé sur une année, les élèves sont nettement plus longtemps face à leurs écrans que face à leurs enseignants. La question n’est pas savoir si les écrans et les réseaux sont une bonne ou une mauvaise chose, une chose est sûre : désormais, on se forge une opinion et on découvre le monde ailleurs qu’à l’école.

Valeurs et effets de diplôme

L’école n’a pas pour autant perdu toute capacité à influer sur les valeurs des jeunes, mais c’est plus ou moins vrai en fonction des inégalités scolaires, dont on sait qu’elles sont particulièrement élevées dans notre pays. De fait, la croyance dans les valeurs libérales et sociales des démocraties ne reste élevée que chez les vainqueurs de la compétition scolaire.

Le niveau d’éducation renforce le libéralisme culturel : les inégalités liées à l’origine ethnique sont jugées inacceptables par 75 % des titulaires d’un deuxième cycle universitaire, mais par 54 % seulement des titulaires du seul Brevet des collèges ou des non-diplômés. De même, l’acceptation de l’homosexualité s’élève avec le niveau de diplôme. C’est la même chose pour ce qui est de l’altruisme et du désir d’engagement dans des causes sociales, d’autant plus affirmés qu’on est diplômé.

La contrepartie de l’effet du diplôme sur les valeurs libérales est que les moins éduqués adhèrent plus souvent que les autres aux valeurs antidémocratiques ; ils sont plus favorables aux gouvernements autoritaires, aux hommes forts, et plus hostiles aux immigrés.

En revanche, les moins diplômés défendent davantage l’égalité que les diplômés, et se montrent plus critiques envers les inégalités sociales : les trois-quarts des personnes dotées au plus d’un niveau Brevet estiment que les différences de revenus, en France, sont trop grandes, alors que 58 % des diplômés d’un second cycle universitaires soutiennent ce point de vue. Ils sont également plus critiques envers les injustices scolaires.

L’école peut-elle sauver la démocratie ? (François Dubet, entretien avec Julien Rousset, journal Sud-Ouest – Librairie Mollat).

Une autre manière d’évaluer les effets de l’éducation sur les représentations de la vie sociale est d’essayer de savoir si la massification de l’éducation accroît la confiance que nous avons dans les autres et dans les institutions, un point d’autant plus sensible que la France n’est pas particulièrement une société de la confiance…

De fait, comme pour ce qui est des valeurs, le niveau d’éducation affecte positivement le niveau de confiance des individus : les plus éduqués, les vainqueurs de la sélection scolaire, sont plus confiants que les moins éduqués, que ce soit dans les autres, dans les institutions ou dans le système politique.


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Les individus peu diplômés ont une moindre confiance dans leur capacité à participer à la vie politique, et plus largement, à choisir sa vie en toute autonomie. Il s’ensuit le sentiment d’être impuissant, ignoré et méprisé par ceux qui savent : les experts, les « intellos », ceux qui s’autoproclament « intelligents ».

Démocratisation et désillusions

La généralisation des diplômes contribue à en renforcer l’emprise : il n’est plus possible aujourd’hui de prétendre à une insertion professionnelle confortable sans qualification scolaire. Et plus largement, dans une société où le diplôme est omniprésent, le fait de ne pas détenir de diplôme devient particulièrement pénalisant.


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L’insertion des moins diplômés est plus chaotique, marquée par des périodes d’inactivité ou de chômage, et un enchaînement d’emplois à durée déterminée. Trois ans après leur sortie de l’école, les non-diplômés ne sont que 46 % à occuper un emploi à durée indéterminée, contre 91 % des jeunes sortant des écoles de commerce ou d’ingénieurs.

La démocratisation scolaire a donc un effet pervers, ni voulu ni anticipé : elle accentue la stigmatisation des non-diplômés qui contribue, en retour, au creusement des inégalités de parcours d’insertion professionnelle entre les plus diplômés et ceux qui le sont moins ou ne le sont pas. Par ailleurs, le constat de l’existence de rendements de l’éducation très positifs aux plus hauts niveaux va de pair avec des effets de dévaluation en cascade aux niveaux inférieurs.

En outre, la démocratisation scolaire élève les aspirations des jeunes sans toujours élever leurs opportunités d’emploi, engendrant ainsi un sentiment de frustration et de déclassement. Plus encore, au nom de l’égalité des chances, l’échec scolaire est vécu comme une humiliation et on ne sauve sa dignité qu’en rejetant les valeurs de l’école puisque celle-ci est censée vous avoir ouvert tous les possibles.

Ainsi, les personnes les plus diplômées estiment plus souvent que les autres que les capacités et les efforts sont récompensés, que l’école est juste, et plus globalement que la société est juste.

Les inégalités face aux diplômes (France Culture, août 2020).

Ceci se traduit dans les choix politiques, comme l’illustre la mutation des électorats. En France, comme aux États-Unis et dans d’autres pays comparables, les électorats sociaux-libéraux, démocrates et Verts sont aujourd’hui composés de diplômés alors que les électorats absentéistes, d’extrême droite ou populistes sont composés des vaincus de la compétition scolaire qui se sentent méprisés par les élites, les « experts », les « intelligents », les « mobiles »… En trente ans, la composition des électorats a basculé autour des diplômes puisque c’est désormais le diplôme qui fixe la position sociale.

Aujourd’hui, l’égalité scolaire, n’est pas seulement un enjeu moral de justice. Elle est aussi un enjeu social et politique, et une question de survie pour les sociétés démocratiques, étant donné les clivages et les inégalités que les questions scolaires peuvent engendrer au sein d’une classe d’âge,

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