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L’entreprise dans le film « Corporate » : au-delà des clichés, le management « à la française »

« Corporate ». Claire Nicol/Diaphana

Réalisé par Nicolas Silhol, avec Céline Sallette et Lambert Wilson, le film Corporate plonge au cœur des aspects les plus sombres de l’entreprise. Émilie, responsable des ressources humaines d’un grand groupe, est confrontée, sur le lieu de travail, au suicide d’un des salariés, un quinquagénaire qu’il était question de licencier. Ce film noir, révèle les ressorts d’un management par la peur.

À ceci s’ajoute la violence cachée des « mobilités », des « évaluations », qui, sous couvert de rendre les pratiques de l’entreprise plus objectives et performantes, transforment la vie de certains en cauchemars. Ce film donne de la grande entreprise l’image d’un monde dénué d’humanité, poussant les plus fragiles à commettre l’irréparable. Des entreprises, grandes ou petites, fonctionnent comme cela. Le suicide au travail est une triste réalité et l’actualité nous le rappelle malheureusement régulièrement.

Bande annonce du film «Corporate»

Des raisons d’espérer

La vie dans la grande entreprise est loin d’être toujours une sinécure. Mais il y a quand même des raisons d’espérer que ces organisations, notamment les multinationales françaises, entament aujourd’hui une transformation de leurs pratiques managériales. C’est ce que montre la recherche que j’ai menée avec Frank Bournois et Ezra Suleiman au sein de 20 multinationales françaises entre 2014 et 2016. Les résultats de ce travail, réalisé en toute indépendance, vont en effet à l’encontre des idées reçues sur le management à la française. Ils font l’objet d’un ouvrage, La prouesse française : le management du CAC 40 vu d’ailleurs (Odile Jacob, mars 2017).

La culture managériale française vue pas les internationaux de l’intérieur…

Plongeant au cœur de 20 grands groupes du CAC 40, du siège social à leurs filiales implantées dans 75 pays, nous avons recueilli le point de vue anonyme et confidentiel de 2 485 managers de 96 nationalités différentes, tous non-Français, qui nous ont livré leur expérience du management à la française. Ce ne sont pas les Français qui parlent d’eux-mêmes pour expliquer leurs pratiques du management, mais les managers étrangers qui travaillent avec eux. Cette méthode du « miroir », riche d’enseignements, a rarement été utilisée dans la recherche sur le management interculturel.

Contre toute attente, nos travaux montrent que le management à la française est apprécié pour quatre qualités.

Sens de la performance et sens de l’humain

Le sens de la performance, tout d’abord. Par performance, il faut entendre les résultats effectivement atteints, mais aussi la performance intellectuelle, c.-à-d. la capacité à apprendre rapidement ou à imaginer des solutions nouvelles. 78 % des managers interrogés considèrent que leur entreprise a une forte culture de la performance. C’est une tendance forte, qui contraste avec le passé. En effet, la France a longtemps été décrite comme un pays valorisant la capacité à porter des idées, à défendre une vision.

Tocqueville, autrefois, décrivait le pays comme celui des « théories générales ». Si les idées et le débat restent importants dans la vie des entreprises françaises, ce souci de la performance et ce réalisme témoignent d’une évolution des mentalités en rupture avec l’héritage propre à l’identité française.

Ensuite, ces entreprises ont une culture managériale tournée vers l’humain : 69,3 % des managers étrangers interrogés se disent fiers d’appartenir à leur entreprise. 71,3 % ne souhaitent pas la quitter pour un autre employeur. L’accent est mis sur le respect des droits et le bien-être des salariés. Au quotidien, la proximité, l’échange voire le débat entre le manager et ses équipes sont privilégiés.

Sven, 50 ans, travaille depuis 8 ans dans la filiale suisse d’une grande multinationale française. Il trouve dans son entreprise une partie de l’équilibre qu’il recherche :

« Ici, je ne suis pas un rouage dans une machine. C’est agréable de se sentir considéré, de ne pas être vu comme un élément de production et un facteur de productivité. »

Chacun doit pouvoir équilibrer vie au travail et vie en dehors du travail, faire le vide pendant les vacances pour reprendre en pleine forme ensuite. In fine, 63 % des managers étrangers interrogés soulignent le caractère unique du management à la française, notamment pour cette étonnante capacité de respiration au travail.

Esprit d’innovation et esprit d’entreprise

Troisième qualité : l’esprit d’innovation et d’entreprise.

« Si tu crois en quelque chose, on te donne ta chance. La culture managériale française favorise l’"intrapreneurship" ; “On te laisse faire le job comme si tu étais le patron de ta propre entreprise”. »

Il s’agit là d’un grand changement. L’esprit d’entreprise, qui ne bénéficiait pas nécessairement d’un statut prestigieux en France autrefois, est aujourd’hui un moteur valorisé. L’admiration ne va plus seulement à ceux qui portent une vision du monde qui les transcende, mais aussi à ceux qui réalisent des choses concrètes.

Loin devant l’Allemagne ou même les États-Unis, les grands groupes français classés parmi les 500 premières entreprises mondiales par le magazine Forbes, sont d’ailleurs ceux qui, pour 92 % d’entre eux, ont initié un engagement à l’égard de start-ups, que ce soit par le biais d’une incubation, de la création d’un fonds d’investissement, de la mise à disposition d’un incubateur.

Un mélange de rigueur et de flexibilité

Enfin, quatrième qualité, ces entreprises, paradoxalement, allient rigueur et flexibilité. La simplicité et la convivialité du quotidien sont contrebalancées par des aspects plus formels : la symbolique liée à la taille et à l’emplacement du bureau, les emails où l’on classe soigneusement les destinataires par ordre dans la hiérarchie… Il reste aussi une forme de sacralité liée au chef qui se traduit par des comportements, des paroles exprimant le respect, voire la crainte. Pour autant, seulement 36 % des personnes interrogées considèrent qu’un subordonné doit obéir à son chef. Un espace existe pour discuter les idées, confronter les points de vue, être créatif. Certains d’ailleurs s’en étonnent.

Un manager espagnol se dit surpris par la capacité de son manager français à accepter la critique :

« En Espagne, cela n’est pas courant de challenger sa hiérarchie. Ce serait même majoritairement mal perçu. »

Pour autant, la confrontation à la française reste paradoxale. Dans le cadre fermé de la relation avec le manager direct, celle-ci est acceptée, attendue même. Il n’en va pas de même dans les situations officielles en présence d’autres membres de la hiérarchie. Dans ce cas, l’autorité du manager n’est plus à remettre en question.

Comment les étrangers voient les managers français.

Au total, une vision plutôt positive de l’entreprise française

Bien sûr, il reste des points à améliorer auxquels nous consacrons une partie conséquente de notre ouvrage : la décision à la française (« pourquoi les décisions ne se prennent-elles pas en réunion ? »), la communication, souvent très implicite et parfois très (trop ?) directe, voire blessante, lorsqu’il s’agit d’évaluer un collaborateur. Il reste aussi et surtout aux managers français à faire toujours plus confiance à ce qui ne leur ressemble pas.

Pour autant, notre recherche contribue à construire un discours positif sur le management à la française quand, traditionnellement, la France ne nourrit pas un discours collectif sur son histoire économique et managériale. Henri Fayol en est un bel exemple. Celui-ci fut, au début du XXe siècle, l’un des premiers théoriciens du management, avec une influence tout aussi majeure que l’Américain Frédéric Taylor. Pourtant, Henri Fayol reste connu des initiés, quand Frédéric Taylor l’est d’un large public.

Les témoignages que nous avons recueillis et analysés montrent que la France apporte encore, cent ans après Henri Fayol, une valeur ajoutée en matière de management : agilité, innovation, capacité à faire de la diversité et du multiculturalisme une source de performance… En cela, les grandes entreprises françaises peuvent être une source d’inspiration pour d’autres secteurs de la société française, à un moment où il est de mise de ne voir le pays que sous l’angle de ses faiblesses. À un moment aussi où le management reste un des absents de la Présidentielle, lorsqu’il n’est pas honni par certains candidats, alors qu’il reste au cœur des relations de travail.

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