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L’épouse de l’homme de vocation : un fantôme discret

Cambridge Evening news (16 mars 2007) : des révélations sur le couple Darwin, et le rôle discret mais réel d'Emma Darwin au côté du grand homme.

Léopold Delisle, historien et administrateur général de la Bibliothèque nationale de 1874 à 1905, a dit de son épouse Laure qu’elle « partageait tous ses goûts, s’associait à tous ses travaux », mais que « sa modestie était telle qu’elle n’a jamais voulu que l’on pût soupçonner ce qui lui revenait dans ses travaux ».

L’union de la vie domestique et du travail

Laure Delisle n’est qu’un exemple parmi d’autres des épouses de savants, dont le dévouement discret, souvent ignoré de tous, a rendu possible le travail quotidien et la réussite de leurs maris. La principale particularité du labeur des grands savants est qu’il implique une discipline rigoureuse qui efface entièrement la frontière entre le travail et la vie privée.

C’est également le cas de ceux parmi les hommes politiques ou les artistes qui se consacrent à leur vocation dans un engagement total de tous les instants. Mais à la différence des politiques ou des artistes, la fonction de l’épouse du grand savant a déjà été l’objet d’études approfondies et dépassionnées, dont il est opportun de rappeler les résultats au moment où cette question suscite en France un débat enflammé.

C’est dans la seconde moitié du XVIIIe siècle qu’émerge un nouveau type de couples, où la vie domestique et la vie intellectuelle s’unissent dans un rapport harmonieux. L’épouse n’y est plus uniquement la gardienne du foyer, préposée aux travaux domestiques ; si elle en assume parfois la charge afin de délivrer l’esprit de son époux des soucis de la vie quotidienne, elle devient aussi la collaboratrice privilégiée de l’œuvre de l’esprit. Sans être nécessairement une femme de lettres, l’épouse devient l’assistante du savant : elle s’occupe de sa correspondance, organise son emploi du temps, écarte les importuns, apporte son aide dans la préparation des expériences. Il en était ainsi, par exemple, dans les couples de Lavoisier ou d’Helvétius.

Le soutien essentiel

Mais l’épouse est beaucoup plus qu’une assistante du savant. Elle est le soutien essentiel de sa volonté et de son âme. Comme l’écrit le philosophe Antoine-Dalmace Sertillange, « elle peut beaucoup produire en aidant son mari à produire » : elle fortifie sa détermination, encourage ses entreprises, le relève aux heures inévitables des épreuves.

Émile et Louise Durkheim.

Le fils du célèbre psychologue William James a souligné combien était bénéfique pour le travail éreintant de son père le concours de sa femme Alice, dont les efforts constants ont assuré à son mari la tranquillité et la confiance dont il avait tant besoin.

Tout aussi importante est la contribution que l’épouse apporte à la rédaction des travaux de son mari. Louise, épouse effacée du grand sociologue Émile Durkheim, relisait attentivement tous ses manuscrits.

Emma, épouse du biologiste Charles Darwin, non seulement a corrigé les épreuves de L’Origine des espèces, mais elle discutait chaque soir avec son mari des passages particulièrement difficiles du livre, pour l’aider à en rendre la prose plus limpide. C’est d’ailleurs toute la famille qui était mobilisée chez les Darwin : Henrietta, fille aînée, révisait elle aussi les manuscrits et préparait la documentation pour plusieurs ouvrages ; même les plus jeunes de la fratrie se rendaient utiles en effaçant un premier jet de corrections faites au crayon, après que le père en avait confirmées certaines à l’encre. Darwin fut si satisfait de l’aide de sa fille Henrietta qu’en reconnaissance de sa contribution il lui a versé une partie des honoraires reçus pour sa monumentale Descendance de l’homme.

Un rôle de l’ombre

Chose bien étonnante, presque aucun de ces grands savants n’a jamais publiquement reconnu la fonction insigne que son épouse a remplie dans sa vie et dans son œuvre. Nous n’aurions jamais su que Louise a été la principale collaboratrice de Durkheim, si l’un de ses disciples ne l’avait révélé au détour d’une phrase, plusieurs années après la disparition du sociologue. Les savants ne manquaient certes pas d’apprécier à leur juste valeur les secours de leurs épouses et ils étaient toujours prêts à leur rendre hommage, mais seulement dans la correspondance intime, car ils estimaient qu’il s’agissait d’une affaire privée dont il serait indécent de faire un étalage public.

C’était d’ailleurs l’avis partagé par leurs épouses. Le fils d’Alice James déclare que sa mère n’aurait jamais accepté que la moindre allusion soit faite à son propre apport à l’œuvre du mari : lui seul devait en tirer la reconnaissance.

Par conséquent, les épouses devenaient, comme l’écrit Janet Browne, une biographe de Darwin, des « fantômes patients derrière la quête infinie de perfection » qui obnubilait leurs maris. Il n’y a que l’entourage le plus intime qui pouvait percevoir ces « fantômes » et mesurer toute la portée de leur présence.

Antoine-Laurent Lavoisier et son épouse Marie-Anne Pierrette, portrait peint par Jacques-Louis David (détail). MET New York

Une importance discrète et invisible

Cependant, la modestie des femmes va parfois si loin que même les collaborateurs les plus proches d’un grand homme se montrent incapables de deviner l’importance de son épouse. Une anecdote le dira mieux qu’une longue démonstration, mais elle doit demeurer anonyme, car elle est récente.

Suite à la disparition d’un éminent savant et intellectuel, une série de célébrations officielles furent organisées. L’une d’elles fit se croiser la Disciple du grand homme, héritière de sa chaire, et sa Veuve, qui s’y rendit sans être invitée. Après les discours officiels, souvent approximatifs et parfois injustes, la Veuve demanda la parole pour défendre avec flamme et compétence l’œuvre de son époux disparu. À la fin, la Disciple s’approcha de la Veuve, qu’elle connaissait depuis quarante ans, pour lui demander avec étonnement : « Vous étiez donc au courant de son travail ? ». L’Épouse répondit : « Mais voyons, je relisais tout ! Tout. Rien ne sortait de la maison qui n’ait été relu par moi. Enfin, il me le demandait ! ».

Ces quelques exemples, choisis presque au hasard, montrent combien il est difficile d’apprécier le rôle, pourtant considérable, que les femmes peuvent jouer auprès des maris voués à une œuvre d’envergure. En les épousant, elles épousent également leur vocation et en assument patiemment les servitudes. Elles demeurent pourtant dans l’ombre, sans revendiquer une reconnaissance publique pour le travail qu’elles réalisent, avec une modestie telle que les plus proches collaborateurs de leurs maris peuvent parfois tout ignorer de l’importance de leur dévouement.

Il est temps de le comprendre : être l’épouse d’un homme de vocation n’est pas un emploi fictif.

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