Menu Close

Les chaînes d’info, éternelles coupables

I-Télé, le 13 novembre au soir.

La couverture des attentats du 13 novembre par les chaînes d’information continue de la TNT n’a pas manqué de susciter l’habituel cortège de critiques. Pêle-mêle, elles sont accusées d’être des robinets à images, de faire du remplissage, de diffuser dans l’urgence des informations approximatives ou douteuses, d’être anxiogènes, ou encore de privilégier le sensationnalisme et l’émotion sur l’analyse apaisée que nécessitent de tels événements.

Cette critique n’est pas nouvelle. En France, elle est contemporaine du traitement par la défunte Cinq de la première guerre du Golfe, sur un modèle inspiré de CNN. Le choix d’un suivi en temps réel d’un conflit qui se révéla plus long que prévu, et surtout l’absence d’images aussi fortes que celles de la guerre du Vietnam, conduisirent par exemple un Jean Baudrillard à considérer que les spectateurs français n’avaient vu qu’un simulacre de guerre. Les cartes d’état-major et la détresse des présentateurs meublant l’antenne comme ils le pouvaient furent immédiatement parodiés par Les Guignols de l’Info (via la figure du « Commandant Sylvestre »), devenant un genre à part entière. Il semblait alors que les prophéties de Guy Debord sur la société du spectacle comme « lieu du regard abusé et de la fausse conscience » venaient enfin de trouver leur incarnation.

La Cinq/Spécial Guerre du Golfe.

S’en tenir à ce moment naissant de l’information continue serait pourtant oublier que la Cinq était une chaîne généraliste qui a bricolé ces directs sur le modèle des « breaking news » américains. Ce serait oublier surtout que les chaînes d’information n’existeront pas en France avant LCI en 1994, suivie d’i-Télé en 1999, BFM TV en 2005 et enfin France 24 l’année suivante. Outre-Atlantique, quand CNN est lancée en 1980, la France ne compte encore que trois chaînes. C’est dire à quel point l’apparition de ces chaînes est récente, dans un pays qui visiblement ne s’y est pas encore acclimaté.

Temps de l’événement

L’hostilité aux manières de faire des chaînes d’info revient mécaniquement comme une antienne, comme l’alpha et l’oméga de la réflexion définitive que l’on peut avoir sur elles. Il n’est pas certain cependant qu’elle soit toujours justifiée. Car qu’a-t-on vu sur i-Télé et BFM le soir des attentats ? Pas d’images frappantes, ni d’images devenues iconiques. Non pas que les équipes soient arrivées trop tard ; elles sont arrivées trop loin.

Les lieux de tournage potentiel avaient été préalablement sanctuarisés par la police, qui a réussi à maintenir à l’écart les journalistes de télévision. Les images diffusées en direct étaient essentiellement composées de voitures de pompier ou de police, qui saturaient l’arrière-plan comme un mur de tôle, et interdisaient toute visibilité profonde. Littéralement, les cadreurs n’ont rien pu filmer. Il y avait peut-être à entendre ou à deviner ce soir-là, mais pas grand-chose à voir. D’autres images plus fortes arriveront plus tard, et d’autres images « manqueront » définitivement.

Au fond, donc, ce sont des images assez pauvres qui se sont affichées sur les écrans. Ce qui indique que le lien entre les chaînes et le spectateur se joue ailleurs : dans la contemporanéité des événements que le direct autorise, et dans la co-présence triangulaire et à distance entre journalistes, téléspectateurs et action terroriste en train de se dérouler. Si bien que derrière la traditionnelle question « où étiez-vous le soir des attentats ? », on pouvait aussi entendre un « quand étiez-vous ? », c’est-à-dire : « avez-vous suivi les attaques sur les chaînes d’info, dans le temps même de leur déroulement, où les avez-vous ratées ? ».

Dès lors, vivre l’événement, c’est le voir, ou tenter de le voir en direct. L’événement et sa production médiatique marchent de concert. Ils interrompent le cycle normal du temps télévisé et du temps quotidien, pour signifier que quelque chose d’historique est en train de se produire, qui intéresse la collectivité la plus large. C’est bien un media event, au sens de Daniel Dayan et Elihu Katz, un événement permettant une expérience collective intense, dans le registre ici de la « confrontation » entre un groupe armé et la nation figurée en métonymie par les victimes des terrasses et du Bataclan. Sauf que contrairement aux rituels médiatiques étudiés par Dayan et Katz, les spectateurs n’ont pas consenti à sa production violente.

La nature de ce qui est filmé apparaît donc secondaire au regard de la nécessité de faire vivre l’événement au plus près. Mais même si les images sont peu signifiantes, on imagine mal que les chaînes n’interrompent pas leur programme ou proposent un écran noir. Car les chaînes d’info continue rejoignent leur vocation quand précisément il y a de l’information « en continuité », dès que la temporalité médiatique devient celle de l’action sur le terrain. Le 7 janvier 2015, il fut d’ailleursreproché à France 3 ne pas avoir couvert la fusillade contre Charlie Hebdo dans son 12/13, ni d’avoir tout interrompu pour suivre les événements ou l’intervention du chef de l’État. Quand l’événement impose son rythme aux chaînes, elles doivent toutes devenir des chaînes d’information continue.

Les images de Daniel Psenny à l’arrière du Bataclan.

Le paradoxe est cependant que les images les plus spectaculaires, prises au plus près des événements, l’ont été par des passants, avec leur téléphone portable, par exemple celles du journaliste Daniel Psenny depuis sa fenêtre donnant sur la sortie de secours du Bataclan. Si les chaînes sont demandeuses de ces images, et les diffusent pour faire croire à une coproduction entre télé et citoyens, il s’agit en fait d’une dépossession de l’écriture de l’événement pour ces chaînes ; au profit d’une écriture éclatée et non journalistique que chacun désormais peut prendre en charge.

Les chaînes d’info sont alors condamnées à passer des images filmées par d’autres, de mauvaises qualités, parfois illisibles, difficiles à sourcer, au mépris des règles de la profession, tandis que leur propre déploiement de moyens et les images léchées qu’il permet n’ont pas de plus-value particulière. Ironiquement, des images très propres de passants s’abritant précipitamment dans des cafés, tandis que des tirs semblent se faire entendre, pourront être filmées le jour suivant, mais démonétisées, car il s’agissait seulement de pétards qui sautaient place de la République. La tragédie de la veille a tourné à la farce le lendemain. Et si la plus-value n’était pas à trouver dans les images ?

Triomphe du dispositif

Contrairement aux apparences, les chaînes d’info ne sont pas dans le tout image. Si l’image du direct reste centrale dans la composition du cadre, elle est concurrencée ou augmentée en permanence. Soit par une autre image, et l’on songera au split-screen inédit montrant en parallèle l’assaut contre les frères Kouachi et l’assaut contre Amedy Coulibaly, le 9 janvier 2015. Soit par divers autres éléments, comme les bandeaux en bas d’écran. Soit en externe par les images, textes et SMS qui ce soir-là arrivèrent en masse sur Internet, sur les tablettes, sur les téléphones portables, et furent une manière non médiée de vivre les événements. Soit encore par le son. À défaut de voir les balles fuser, on a pu souvent les entendre distinctement. Sans oublier surtout – autre son – les voix des commentateurs en plateau. Car ce qui assure la continuité du récit ce ne sont pas les images, qui proviennent de lieux différents, mais bien la voice-over ininterrompue des intervenants.

Dès lors, il devient possible de saisir que ce qui fait la singularité des chaînes d’info c’est bien tout un dispositif ; où s’intriquent temporalités, images, duplex, voix, expertises, et où s’inventent progressivement une intelligibilité de la situation, et, très vite, quand les réactions politiques et les messages sur Twitter se succèdent, les luttes de sens et les conflits de cadrage de l’événement.

Capture d’écran BFMTV.

A ne voir que les images, d’autant plus si elles sont pauvres, on rate le processus éclaté de construction de lectures journalistiques, policières et politiques de la situation. C’est bien ce dispositif qui préside au récit, et il permet aux chaînes de résister à la concurrence d’autres supports, et de considérer que le spectateur est capable d’appréhender une grande partie de ce qui circule. Donc qu’il est tout sauf passif, comme on le lit encore dans certaines analyses des images de télévision.

C’est bien ce dispositif que cherchent les spectateurs, puisque même si les images de ce 13 novembre étaient répétitives et faiblement sensationnelles, nombre d’entre eux n’ont éteint leur téléviseur que tard dans la nuit. La plus-value informative est alors à chercher dans les lectures de l’événement, dans les éclairages pointus (l’honnête homme sait-il réellement ce qu’est Daech, ce qu’est l’islamisme, etc. ?), et dans la transformation de certains journalistes en personnes-ressources ayant accès à des sources de première main, notamment du côté de l’enquête naissante (Denis Rizet pour BFM et Jean-Michel Decugis pour i-Télé).

Le récit de l’assaut du Bataclan.

L’utilisation de la phrase d’accroche rituelle des présentateurs : « si vous nous rejoignez maintenant », n’a pas qu’une fonction phatique. Elle acte que si l’information est continue, le regard ne l’est pas nécessairement, et que tout procède par cycles. Les images seront presque les mêmes, les commentaires presque identiques, mais le récit aura légèrement avancé, et l’effet de sidération jouera moins au fur et à mesure que le temps avance.

Sur une même soirée, la mémoire du spectateur joue, et les étapes du récit pourront être comprises. La mémoire des journalistes joue aussi, quand i-Télé se refusera à filmer l’assaut du Bataclan pour ne pas dévoiler d’informations aux assaillants, ou quand, après les regrets exprimés pour avoir éventé en janvier la présence d’une otage cachée dans l’Hyper Cacher, il s’agira cette fois pour BFM de ne pas en dire trop sur ce qui se passe. Ce voilement atteindra aussi ce qui est montré et, sauf subrepticement, on ne verra que peu de cadavres, peu de sang, mais plutôt la solidarité et les secours, dans l’idée classique, mais discutable, que l’horreur du spectacle ne saurait être dénoncée par le spectacle de l’horreur.

En cette soirée tragique du 13 novembre, la continuité de l’information aura essentiellement servi à dire bien sûr la gravité de la situation, mais aussi peut-être à permettre à chacun de rejoindre la temporalité historique de ce qui était en train de se passer, devant son téléviseur. Pour les chaînes d’info, couvrir une situation critique ne relève pas de la crise journalistique, mais au contraire de ce qu’elles peuvent faire de mieux, car elles en ont les moyens. Ce soir-là, les chaînes d’information se sont révélées être de véritables « portails », fournissant images et textes de nature diverse comme autant d’ouvertures au déferlement analytique qui ne s’est pas éteint depuis.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,400 academics and researchers from 4,942 institutions.

Register now