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Les clubs de rugby français ne sont pas (encore) des entreprises comme les autres

Dans le Championnat de France, l'augmentation continue de la masse salariale n'est pas compensée par les recettes. Romain Biard/Shutterstock

La finale de la Coupe du monde de rugby, ce samedi 2 novembre, se jouera sans la France, qui n’a plus atteint le dernier carré de la compétition depuis 8 ans. Un fait qui illustre le déclin du rugby français, soumis depuis des années à des tensions aussi bien sportives (baisse du nombre de licenciés, accidents mortels) qu’institutionnelles, ces dernières étant notamment marquées par des relations difficiles entre la Fédération française de rugby (FFR) et la ligue des clubs professionnels (Ligue nationale de rugby, LNR).

Ces dernières tensions sont marquées par un paradoxe : les résultats du l’équipe nationale sont en berne alors que l’économie des clubs de l’élite est florissante, comme en atteste l’augmentation continue des budgets. Les joueurs du XV de France présents à la Coupe du monde faisaient ainsi partie des mieux payés de la planète. Ce paradoxe est certainement attribuable à la prise de conscience que les clubs professionnels sont désormais des entreprises et au fait que ceux qui les dirigent sont pour la plupart issus de la sphère entrepreneuriale plutôt que du sérail rugbystique.

Des parties prenantes mal représentées

Les clubs de rugby ont longtemps été stigmatisés pour leur management paternaliste et leurs pratiques financières associées à un amateurisme « marron » (rémunération illégale des joueurs). Le milieu s’est aussi longtemps targué d’être un refuge de certaines valeurs éthiques et morales. Ce temps semble révolu, l’ère du professionnalisme démarrée en 1995 a peu à peu transformé les clubs en entreprises.


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Une étude de la gouvernance des clubs, réalisée essentiellement sur les données fournies par les sites officiels des clubs, permet de le confirmer. Elle ne peut certes pas être considérée comme exhaustive mais elle fournit un instantané de la « cartographie managériale et politique » des clubs.

Il ressort notamment de cette étude que, si les clubs respectent un certain nombre de bonnes pratiques en matière de gouvernance, toutes les recommandations de la théorie ne sont pas forcément respectées.

D’abord, parmi les aspects positifs, il faut noter que la plupart des clubs ont adopté la structure de société anonyme sportive professionnelle (SASP), impliquant la séparation d’un directoire et d’un conseil de surveillance. Chaque club dispose ainsi d’un président et d’un vice-président. Cette séparation des pouvoirs fait partie de ce qu’on appelle les recettes d’une « bonne gouvernance ».

En revanche, les théories de la gouvernance expliquent que l’efficacité d’un conseil d’administration repose sur un nombre réduit d’administrateurs, et que l’augmentation de sa taille ne peut se justifier que par l’extension du nombre de parties prenantes. Or, si le nombre d’administrateurs reste relativement limité dans les clubs (6 vice-présidents à Brive, 3 à Castres, 14 administrateurs à Agen, 17 à Toulouse, etc.), on note que les parties prenantes ne sont qu’inégalement représentées. Ces dernières sont en effet relativement nombreuses dans l’environnement des clubs : collectivités locales et territoriales, partenaires privés, joueurs, dirigeants, salariés, supporters, autorités de contrôle (Direction nationale d’aide et de contrôle de gestion, la DNACG), de tutelle (Ligue), institutionnelles (Fédération). Or, dans les clubs, les parties prenantes qui sont le plus souvent mises en avant sont les partenaires privés et les supporters.

Par ailleurs, les recherches réalisées dans le champ de la gouvernance dans d’autres secteurs d’activité dénoncent le manque général de compétences au sein des conseils avec une indépendance relative vis-à-vis des actionnaires, un faible rôle stratégique et un âge moyen élevé des administrateurs (plus de 60 ans). Il est difficile de confronter cette critique au cas du rugby tant les informations concernant la composition des conseils sont embryonnaires. On peut toutefois s’interroger sur la place très relative laissée aux femmes.

Discipline du dirigeant

Mourad Boudjellal, plus connu que les joueurs du RC Toulon. Johnjohn83var/Wikimedia, CC BY

Une question en suspens reste celle de l’efficacité de cette gouvernance en tant que mécanisme efficace de discipline du dirigeant. Le président de club est aujourd’hui parfois plus médiatisé et plus identifié que les membres de son staff sportif, joueurs y compris (les hommes d’affaires Mourad Boudjellal et Mohed Altrad à Toulon et Montpellier, le chef d’entreprise Jacky Lorenzetti au Racing-92). Dans d’autres cas, son implication et son aura locale, nationale voire internationale le positionnent comme la figure de proue et le principal décideur du club (Bordeaux, Stade français, Toulouse).

Cette omnipotence interroge quant au processus de décision managérial. Est-il individuel ? Collégial ? La théorie de la gouvernance explique que les entreprises contrôlées par des actionnaires sont incitées à prendre plus de risques que celles qui sont contrôlées par le seul dirigeant. Une autre théorie, celle de l’enracinement, prône que le dirigeant investit dans des projets risqués dont la valeur dépend de son maintien. Dans le cas du rugby, une observation rapide, qui mériterait une étude plus approfondie, dévoile des choix forts et personnels du propriétaire, parfois à la limite des règles : contournement de la règle des Jiff (nombre minimum de joueurs issus des filières de formation françaises), du salary cap, ingérence sportive, interpellation des instances nationales, etc.

Déficits d’exploitation récurrents

Concernant la structure administrative et financière des clubs, on observe une formalisation et une rationalisation en phase également avec le monde de l’entreprise.

D’abord, concernant la partie administrative, les clubs sont structurés de manière cohérente par fonctions : administrative et financière, communication et développement, comptabilité et contrôle de gestion, marketing et évènementiel, partenariats, etc. Les appellations et les rôles attribués peuvent changer selon les clubs mais la structuration est clairement établie.

Ce découpage est en phase avec la structure financière des clubs. Cette dernière n’est pas présentée à chaque fois de manière claire et homogène mais on retrouve souvent les mêmes postes de dépenses et de recettes :

  • Dépenses : masse salariale brute (entre 40 et 50 % en fonction de la qualité et de la quantité des staffs sportifs, médicaux et administratifs), charges sociales (entre 15 et 25 % en corrélation avec la masse salariale), achats (5 %), services extérieurs (15 %).

  • Recettes : billetterie (de 10 à 20 % selon la qualité des infrastructures sportives), droits TV du Championnat de France et de la Coupe d’Europe, indemnisation des internationaux (de 10 à 20 % en fonction des performances sportives et de l’attractivité du club), collectivités publiques (de 5 à 8 % en fonction des marges d’autonomie financière et de la localisation géographique du club), partenariats et sponsoring (de 40 à 50 % en fonction de la localisation géographique et de la composition du conseil d’administration), produits dérivés et évènementiel (entre 2 et 5 % selon l’attractivité du club).

On note toutefois des déficits d’exploitation récurrents qui s’expliquent par une augmentation continue de la masse salariale non compensée par les recettes. Cette situation interpelle pour des clubs situés dans des zones en déficit d’attractivité et de croissance, notamment dans le championnat de ProD2, la seconde division d’élite. Elle doit aussi être mise en parallèle de la baisse possible des droits TV : la coupe d’Europe ne fait guère recette (Beinsports vient de céder gracieusement un match supplémentaire par week-end au groupe France Télévision), et Canal+, retransmetteur historique du championnat, n’a aucun concurrent.

  • Les produits d’exploitation des clubs du Top14 s’appuient en grande partie sur le poste « partenariats/sponsoring ». Ces clubs concentrent ainsi la grande majorité des richesses du rugby professionnel. Les clubs de ProD2 ont moins accès à ces recettes et construisent donc des budgets plus précaires et plus incertains mettant en péril leur modèle économique déjà fragile. En outre, leur localisation géographique, souvent dans des territoires en déclin, ne leur permet pas de compenser ces manques par des subventions publiques (mairies, collectivités territoriales), qui plus est pointées du doigt par la DNACG.

  • Le poste « billetterie » est celui qui offre certainement le plus de potentiel de développement. À l’image d’autres sports comme le football et le basket, des clubs expérimentent le marketing expérientiel en offrant aux spectateurs une expérience à côté et pendant le match (Racing, Bordeaux, Lyon). Si cette pratique peut s’avérer disruptive pour un sport à la fois élitiste et « refuge de valeurs », la mutation progressive du profil des spectateurs (jeunes, femmes, familles, entreprises) réclame également des adaptations dans « l’offre » sportive. Le risque réside là aussi dans les inégalités territoriales : grandes métropoles dotées de stades modernes et évolutifs vs petites villes disposant de structures anciennes peu adaptées au spectacle.

Cette étude du modèle des clubs professionnels de rugby montre donc une réelle convergence des pratiques avec celles de l’entreprise, mais elle signale aussi que la transition n’est pas aboutie. Le rugby ne peut générer à lui seul une économie pérenne et durable, à l’image de l’écosystème « NBA » où la gouvernance de la ligue est toute-puissante dans son contrôle sur les clubs-franchises. Il n’a pas aussi l’expérience et les marges de manœuvre du football, sport au sein duquel la fédération arrive encore à s’affirmer face aux clubs. Il semble que c’est de ce côté-là que le rugby doit poursuivre sa mue, en l’occurrence dans une clarification de la gouvernance fédérale et du positionnement des clubs au sein de celle-ci.

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