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Les conflits de la culture polonaise, une archéologie : entretien avec Agnieszka Żuk, 2ᵉ partie

« Rejtan. La chute de la Pologne », de Jan Matejko, 1866. Wikipédia, CC BY

Agnieszka Żuk, professeure agrégée de polonais et traductrice littéraire, a conçu et coordonné cette année aux éditions Noir sur Blanc Hourras et désarrois. Scènes d’une guerre culturelle en Pologne. Ce volume rassemble dix-sept textes d’auteurs polonais et un d’une auteure ukrainienne, qui abordent différents aspects de la culture polonaise contemporaine. Rassemblés et, dans leur grande majorité, écrits à destination du public francophone, ces textes (dont les auteurs comptent des figures intellectuelles importantes de la Pologne contemporaine) brossent un tableau vivant de la culture polonaise contemporaine et des tensions qui la parcourent et la font vivre. Les quatre entretiens que nous publions cette semaine proposent un aperçu de la démarche et du contenu de cet ouvrage.


Dimitri Garncarzyk : Pour notre entretien, je proposerai un parcours de lecture alternatif. Et puisque je suis plutôt spécialiste de la littérature de l’ancienne Pologne, je propose de commencer notre entretien par une inscription de cette « guerre culturelle » dans la longue durée et d’en faire rapidement l’archéologie.

Par « ancienne Pologne », on entend une période qui correspond, grosso modo, à l’Ancien Régime en France : l’époque de la République nobiliaire de Pologne-Lituanie, du dernier quart du XVIe siècle à la disparition du pays en 1795. Mais « ancien régime » renvoie à une coupure historique nette qui n’existe pas en Pologne. Nous en sommes aujourd’hui à la IIIe République polonaise : cette numérotation implique que la Première république est, précisément, ce grand état de l’époque moderne gouverné par sa noblesse.

Il me semble que cette époque, ou plutôt la relecture de cette époque par le Romantisme polonais (avec des œuvres comme le Pan Tadeusz d’Adam Mickiewicz ou la peinture d’histoire de Jan Matejko), hante l’identité polonaise contemporaine, comme l’a montré Jan Sowa en 2011 dans son ouvrage Fantomowe ciało króla (Le Corps fantôme du roi) – ce qui va aussi dans le sens de Dariusz Kosiński.

Et c’est vrai que d’une certaine manière, l’époque des Partages présente des conflits internes qui semblent anticiper cette guerre culturelle contemporaine : je pense par exemple à la Confédération de Bar (1768-1772), à la fois nationaliste dans le sens où elle souhaitait soustraire le pays à l’influence russe (le dernier roi de Pologne, Stanisław II August Poniatowski, ayant été élu grâce à l’appui de Catherine II) et violemment conservatrice, s’opposant aux projets de réforme constitutionnelle, influencés par les Lumières françaises, anglaises ou américaines, proposés par le roi et son entourage (qui aboutiront en 1791 à la Constitution du 3 mai).

Le romantisme a ensuite représentés ces conflits culturels sans nuance. Je pense là à un tableau très célèbre en Pologne, Rejtan de Jan Matejko. Le député Tadeusz Rejtan fait barrage de son corps pour empêcher la Diète qui, en 1773, devait entériner le premier partage de la Pologne entre la Prusse, l’Autriche et la Russie, de quitter sa salle de réunion. Le costume thématise toute l’opposition entre le patriote, vêtu « à la sarmate » (grandes moustaches tombantes, żupan  : sorte de grande tunique ceintrée, bottes), et les « traîtres » qui le haranguent, vêtus à la parisienne (perruques poudrées, habits de cour, souliers à boucle), le tout sous l’œil des soldats russes qu’on aperçoit dans l’encadrement de la porte.

Maria Janion, Regarder le mal (Wobec zła), 1989. Le Rejtan de Matejko est, sur la couverture de l’ouvrage, affublé des canines d’un vampire.

Cette image romantique me semble, d’une certaine façon, constituer un avatar du complexe identitaire polonais contemporain : l’idéalisation du passé nobiliaire, la crainte de la dépossession culturelle et de l’omniprésence de l’influence russe. Les guerres mondiales, la guerre avec l’Ukraine en 1918-1919, la période communiste… tout semble s’être accumulé sur cette matrice identitaire. C’est quelque chose que Maria Janion a perçu quand elle a mis un montage déguisant Rejtan en vampire sur la couverture de son livre de 1989 Regarder le mal (Wobec zła) . C’est aussi le sens, me semble-t-il, de la contribution de Jan Sowa dans Hourras et désarrois , qui se revendique explicitement de la longue durée.

Agnieszka Żuk : Rejtan de Jan Matejko résonne en effet d’une façon intéressante avec l’actualité. Y est présentée la scène de la ratification du premier partage de la Pologne par la Diète polonaise en 1773. Le personnage principal de cette scène est Tadeusz Rejtan, le député de Nowogrod qui incarne sur cette toile à la fois la Pologne, sa chute (belle et noble) et son peuple fier. On voit Rejtan dans une position semi-allongée dans l’angle droit du tableau. Seul contre tous, c’est un personnage qui nous émeut. Il est beau, son visage émane d’une lumière et d’une force surnaturelles malgré sa position de faiblesse. Il y a quelque chose de fou dans son regard, ce geste n’a en effet rien de rationnel, comme l’est inconditionnel et passionnel l’amour que Reytan porte à son pays. Faisant barrage de son propre corps, il est prêt à donner sa vie pour empêcher les partages. Il était censé dire alors : « il faudra me tuer… (pour sortir de cette salle) » (« chyba po moim trupie »).

Cette peinture étant conçue à l’époque romantique (en 1866), le personnage principal de Rejtan, voire même toute la situation, ont été présentés sans nuances. Rejtan est un patriote et reste pour la postérité un symbole de patriotisme, de fierté et d’héroïsme. Toutefois, si jamais il avait été possible d’empêcher les partages c’était uniquement en réformant le pays en profondeur, et ce bien plus tôt, mais Rejtan ne faisait pas partie des réformateurs et n’est pas présenté comme tel. En « fanfaron de la liberté », c’est la liberté radicale de la noblesse (szlachta) qu’il défendait, c’est-à-dire un faible pouvoir central, le maintien du servage, la marginalisation de la bourgeoisie, aucune augmentation d’impôts pour les nobles, pas d’armée puissante… Dans son texte, Jan Sowa aborde justement le sujet de la liberté sarmate et réfléchie sur sa persistance dans les relations sociales aujourd’hui.

Pour en revenir aux résonances avec la situation actuelle, je les vois surtout dans le fait de représenter le passé de la Pologne sans nuances. C’est de la même manière que les autorités actuelles manipulent l’histoire polonaise. Pour en faire un beau mythe où tout n’est que fierté, héroïsme, noblesse. Or, ce mythe empêche tout progrès, il gèle l’imaginaire collectif polonais. A part le personnage de Rejtan, patriote et héros, autour de lui il n’y a que des traîtres, des vendus ou encore des faibles tel le dernier roi de Pologne. Une fois de plus, cette distribution des rôles est plus que familière pour un Polonais contemporain. Seule Catherine II, dont le portrait domine la salle à droite, représente les trois envahisseurs. Curieux, pourquoi elle seule ? Etait-ce parce que c’était une femme, puissante de surcroît, connue pour son appétit sexuel débridé, régnant d’une main de fer ? En un mot, une incarnation de la perversité ? Quoi de plus pervers en effet que de mettre à sa botte les nobles polonais dont la liberté radicale consistait justement à mettre les autres à leur botte : les paysans, les bourgeois, sans parler des femmes qui a l’époque n’avaient pas voix au chapitre. Et puisqu’on parle des femmes, à travers le portrait de Catherine II, ce sont les Polonaises contemporaines qui s’infiltrent dans ce tableau. Dans Hourras et désarrois, l’essai sur l’art féministe contemporain d’Agnieszka Graff explique bien comment les artistes femmes se réapproprient et détournent la symbolique nationale – pour montrer que les femmes en sont exclues, mais aussi pour attirer l’attention sur la menace que ces mythes représentent, pas uniquement pour la santé mentale des Polonais mais aussi pour la démocratie.

La présence des Russes dans l’entrebâillement de la porte s’inscrit également dans l’actualité. Comme l’a démontré une enquête menée par les journalistes d’Oko Press, plusieurs millions de Polonais qui se revendiquent de la droite nationaliste et ultra-conservatrice (et qui sont donc russophobes) façonnent au quotidien leur vision du monde en s’appuyant sur la propagande pro-kremlin, ce sans le savoir. En effet, les principaux sites Internet d’information lus par les partisans de la droite nationaliste et conservatrice proposent des liens vers des articles signés par les journalistes de Russia Today et de Sputnik. Essentiellement anti-migrants, islamophobes et anti-ukrainiens, ces articles visent à susciter de fortes émotions sociales, à éveiller de la peur et à creuser les clivages.

D. G. L’article de Przemysław Czapliński, sorte d’état des lieux de la littérature polonaise contemporaine, renvoie aussi à cette longue durée en présentant la Pologne comme écartelée entre les quatre points cardinaux. L’Est (pays baltes, Bélarus, Ukraine) la renvoie à un passé colonial (celui de la République nobiliaire) ; l’Ouest, c’est-à-dire l’UE, lui inspire une défiance idéologique ; le Sud lui envoie des réfugiés dont le groupe de Visegrád ne veut pas ; le Nord (les pays scandinaves) promeuvent un modèle égalitariste qui peine à s’acclimater dans la société polonaise. À travers ce parcours bibliographique, P. Czapliński invite aussi le lecteur français à se départir d’une certaine vision de l’Europe centrale (Pologne incluse) comme prolongement oriental des valeurs de l’Occident, représentée notamment par Milan Kundera…

A. Ż. Dans son essai, Przemysław Czapliński nous invite à voir la carte comme un réseau de relations et une certaine vision de l’histoire. Il propose de voir notre localisation sur la carte (de l’Europe et du monde) comme quelque chose de muable, dépendant du sens que nous lui attribuons et de la façon dont nous en parlons.

Il remarque que depuis 1989, la Pologne a poursuivi un processus d’enracinement dans quatre entités politiques et culturelles qui correspondent à ses cultures limitrophes : l’Union européenne à l’ouest, l’Europe Centrale au sud, la ceinture lituano-biélorusso-ukrainienne à l’est et la Scandinavie au nord. Aujourd’hui, les politiciens sont en train de distendre voire de rompre progressivement ces liens. En résultat, la Pologne se trouve dans un isolément quadrilatéral, elle quitte la carte et vogue dans une direction inconnue. Nous pouvons interpréter son texte comme un appel à inventer un nouveau récit pour la carte face aux défis actuels. Pour initier ce processus, il propose de voir comment l’Europe est représentée au travers des récits polonais contemporains choisis, anticonformistes et subversifs, car c’est là que se manifeste selon lui une imagination souveraine. Pour construire un nouveau récit, il faudrait se départir de certains mythes, tenaces, inscrits dans la durée. Il faudrait changer de regard pour établir de nouvelles relations avec les cultures limitrophes et, à travers elles, avec le monde.


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Un de ces mythes concerne justement l’Europe Centrale. Il est exprimé d’une façon puissante dans le célèbre article de Milan Kundera de 1984, « Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe Centrale ». Les mots de Kundera ont résonné puissamment tout au long du processus d’effondrement de l’Union Soviétique et ensuite de celui de l’adhésion des pays d’Europe Médiane à l’Union européenne. Dans cet essai, Kundera exprime le désir des populations centre-européennes à retourner au sein de l’Europe occidentale ainsi que leur sentiment d’avoir été injustement arrachés à l’Occident suite aux accords de Yalta pour se retrouver au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale dans la zone d’influence de la civilisation russe de l’Est alors qu’elle leur était profondément étrangère. Kundera avance que ce qui entre autres fait des pays comme la Pologne, la Tchécoslovaquie ou la Hongrie un membre un part entière de l’Occident, c’est leur respect des différences, le fait que la culture y constitue une valeur vivante et que tous les trois possèdent un riche héritage bourgeois.

En puisant dans la littérature polonaise contemporaine, belles lettres ou écrits des chercheurs, Czapliński montre cependant une vision différente de l’Europe Centrale. C’est à partir de la remise en cause de ce mythe qu’un nouveau récit pourrait voir le jour. Citons parmi les auteurs qui mènent ce travail de sape Andrzej Stasiuk, écrivain polonais publié en France et connu du lecteur français. Si pour Kundera l’Europe Centrale a été trahie par l’Occident, pour Stasiuk c’est une région qui a trahi sa partie sud. Il rattache en effet à l’Europe Centrale l’Ukraine, la Roumanie, les Balkans et l’Albanie. Si Kundera attribue à celle-ci des traits occidentaux, Stasiuk l’orientalise. Si pour Kundera le Centre est une réserve de beaux monuments historiques, pour Stasiuk c’est avant tout un dépôt de l’industrie socialiste rongé par la rouille et un étal de contrefaçon de produits occidentaux. Si pour Kundera c’est une région dominée par l’héritage bourgeois, pour Stasiuk, elle est essentiellement plébéienne. Czapliński met en avant le fait que les populations du Centre, sans cesse colonisées, ont toujours été forcées à vivre selon les modèles étrangers, et toujours modernisées de force, d’abord par les Habsbourgs, ensuite par le communisme soviétique, de nos jours par l’Union européenne. Si, selon Czapliński, ces populations ont quelque chose en commun, c’est avant tout leur destin – l’absence d’indépendance – mais certainement pas les opinions démocratiques. Ce sont donc en réalité le provincialisme, le fond plébéien et la méfiance envers toutes sortes d’institutions qui définissent l’Europe centrale. Mais aussi le désir d’autodétermination et un sentiment d’appartenance à une culture distincte.

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