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Les écrans dans la pandémie, ou l’histoire d’une redécouverte

Face aux écrans, les usages ont changé pendant le confinement. Pexels, CC BY-SA

Le titre d’un article publié dans le New York Times le 31 mars dernier le dit clairement : « Le coronavirus a mis fin au débat sur le “temps d’écran”. Les écrans ont gagné. »

Cet article précise toutefois que la reddition inconditionnelle au siège des écrans ne s’appliquerait que pendant la période de crise. Toutes les personnes interrogées sont en effet convaincues qu’après cette période, nos relations avec les écrans ne seront pas irrémédiablement transformées. De plus, certains espèrent que la leçon nous sera utile pour ressentir un plus grand besoin de contact physique avec d’autres êtres humains. Le lecteur ne peut alors réprimer l’espoir tacite que personne ne sera pris d’un tel besoin, qui déclencherait évidemment une terrifiante résurgence de la contagion.

Les doutes sur le retour à un « comme avant », même s’il est agrémenté d’une nouvelle sagesse, commencent donc à s’élever. Pourquoi, dans un monde qui se sera considérablement appauvri, devrait-on continuer à m’acheter des voyages coûteux pour que je puisse participer à des colloques internationaux, alors qu’il est désormais évident que je peux intervenir depuis chez moi et à moindres coûts pour les organisateurs ? Mais aussi : pourquoi, après la fin de la période de crise, devrais-je cesser de dîner sur Skype avec ce couple de Londres avec lequel je n’avais jamais eu beaucoup d’occasions de passer du temps auparavant, maintenant que j’ai découvert que c’est non seulement possible, mais aussi facile et agréable ?

L’article précité du New York Times rapporte une déclaration significative de la psychologue techno-repentie Sherry Turkle, qui, il y a quatre ans, dans Reclaiming Conversation, nous suppliait d’avoir des conversations au lieu de regarder nos téléphones portables. Eh bien, à la lumière des écrans perpétuellement allumés à l’époque du Covid-19, Mme Turkle admet que le souci du temps passé face à cette lumière était « une anxiété mal placée », constatant que « maintenant, obligés d’être seuls mais voulant être ensemble, tant de gens découvrent ce que devrait être le temps passé devant les écrans ». En effet, n’est-ce pas exactement la conversation souhaitée par Mme Turkle que les écrans m’ont permis d’avoir l’autre soir, en m’aidant à approfondir enfin la connaissance de ce couple londonien ?

La (re)découverte des écrans

La crise due au Covid-19 nous a donc fait découvrir – c’est le verbe utilisé par Turkle – des choses qui n’étaient claires ni pour elle ni pour nous. Voici quelques points qui méritent d’être soulignés :

Les écrans ne sont pas – et n’ont jamais été – de simples surfaces montrant des images. Parce qu’ils ont toujours opéré une certaine distribution (déterminée historiquement, culturellement et technologiquement) du visible et de l’invisible, ils ont toujours établi des relations et donc ouvert des expériences. En bref, les écrans n’ont jamais été de simples surfaces, mais des surfaces opérant en tant qu’interfaces, si c’est ce que créer des relations sous-entend.

Avec la révolution électronique et, plus tard, numérique, les écrans sont progressivement devenus les principales interfaces visuelles de notre communication avec les autres et avec le monde. Entre-temps, leur pouvoir d’établir des relations a été développé technologiquement dans un sens multimodal, en combinant de multiples façons des textes, des images, des sons, y compris des regards, des gestes et des voix.

Cependant, nous avons eu besoin de la crise due au Covid-19, environ trente ans après que l’utilisation de l’Internet a commencé à se répandre, pour réaliser massivement, dans notre expérience collective, certains potentiels impliqués dans ce que j’ai indiqué dans les points précédents. Ainsi, grâce aux écrans, nous ne nous contentons plus de partager des photos de ce que nous allons manger, mais nous le mangeons ensemble. C’est ce qui fait dire à Turkle que nous sommes en train de découvrir « ce que devrait être le temps passé devant les écrans ». Et pourtant, la possibilité de le passer de cette manière existait bien déjà. Pourquoi ne le faisions-nous pas ? Il me semble culturellement important de s’interroger sur les raisons qui ont conduit à ce retard culturel.

Des expériences multimodales par les écrans

Il est évident qu’un tel retard ne concerne pas seulement notre expérience collective. Stimulées dans leur développement précisément par la révolution numérique, les études sur les écrans (screen studies) se sont principalement concentrées sur le statut de surface de leur objet d’étude, en l’explorant par des recherches archéologiques et généalogiques à la fois suggestives et érudites, mais souvent pas aussi utiles pour comprendre ce qui caractérise les expériences écraniques actuelles ou à venir, et comment elles affectent notre façon d’être au monde.

Même certaines études de culture visuelle (visual culture studies) n’ont pas été en mesure de saisir et de souligner le statut d’interfaces visuelles pour des dispositifs multimodaux que les écrans électroniques en ensuite numériques ont progressivement mis en évidence. Ainsi, elles se sont trop souvent concentrées exclusivement sur la visualité et ses mutations.

D’une part, ces études ont donc isolé ce domaine d’investigation du domaine complémentaire concernant les mutations parallèles qui ont lieu dans nos relations avec le langage, tant écrit que parlé. D’autre part, partant de la considération restreinte des écrans comme de simples surfaces montrant des images, ces études se sont orientées vers une perspective purement imagocentrique, s’engageant dans des bonds en avant plutôt irréfléchis pour prédire quel dispositif visuel supplanterait les écrans eux-mêmes, et finissant inévitablement par le trouver dans les dispositifs de réalité virtuelle, comme l’avait déjà fait Lev Manovich en 2001.

Cependant, une fois sortis de l’état d’urgence de la pandémie et entrés dans un monde où le besoin le plus répandu deviendra celui d’être connecté, interactif et protégé, on est en droit de se demander si une réponse efficace à ce besoin ne pourrait pas venir plutôt de certains affichages tête haute (HUD) mettables, qui utilisent ce que j’appelle des technologies « archi-écraniques ». C’est le cas de l’affichage rétinien virtuel (VRD), qui utilise notre rétine comme une « quasi-prothèse » de certains HUD afin de nous faire accéder aux horizons participatifs et multimodaux de la « réalité augmentée » et même de la « réalité mixte ».

Pour les raisons exposées ci-dessus, je pense qu’il est à la fois important et urgent de développer une recherche transdisciplinaire axée sur l’étude non pas des écrans, mais de nos expériences écraniques multimodales actuelles et futures, avec la conviction de leur centralité persistante et de leur influence décisive sur l’ensemble de nos interactions sociales.

Après tout, pour avoir un aperçu de la nouveauté de la perspective vers laquelle nous nous dirigeons, il suffit de lire un autre article sur les écrans que la même auteure de celui susmentionné avait publié dans le New York Times juste un an auparavant. Elle y rappelait qu’autrefois « les écrans étaient destinés à l’élite », alors que plus tard le fait de s’en passer était devenu un symbole de « statut social », car, comme elle l’expliquait il y a un an, « le contact humain est désormais un bien de luxe ».

Au contraire, au moins jusqu’à ce qu’un vaccin soit disponible et qu’un traitement efficace contre le Covid-19 soit mis au point, nous utiliserons de préférence des écrans afin d’avoir des « communications humaines », et en même temps de nous protéger précisément des « contacts humains ». Au fond, l’étymologie du mot « écran » renvoie justement à la fonction de protéger, et suffit, à elle seule, à soulever le problème de ceux qui n’auront pas d’accès personnel à un écran ou qui ne pourront compter sur une bonne connexion Internet. On a déjà commencé à appeler cela le « Screen New Deal ».

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