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La Cour de justice de l'Union européenne a réaffirmé les règles concernant les droits individuels des salariés dans l'entreprise. Ajel/Pixabay

Les faux-semblants des arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne sur le voile au travail

En matière de fait religieux au travail, il se joue depuis quelques années un étrange jeu à quatre entre la justice, les entreprises, les législateurs et les salariés.

Certaines entreprises comme Paprec interdisent toute manifestation du religieux au travail, d’autres comme H&M autorisent certaines pratiques comme le port de signes ou de vêtements. Certains pratiquants se font discrets là ou d’autres revendiquent le fait de pouvoir vivre leur religion dans le cadre de leur activité professionnelle.

En France, singulièrement, les initiatives politiques restent souvent velléitaires et maladroites comme l’a montré au printemps 2016 la polémique autour de l’article 6 du projet de Loi Travail et comme l’avait déjà illustré auparavant la succession des déclarations de ministres ou de parlementaires appelant à des initiatives législatives ou au contraire s’y opposant.

L’affaire Baby Loup en 2012-2013, avait marqué un tournant. Une salariée musulmane était revenue voilée de son congé maternité alors que le règlement de cette crèche imposait une neutralité religieuse à ses employés.

Retour sur l’affaire Baby-Loup, par BFMTV, le 17octobre en 2013.

En effet, depuis, la justice semble avoir du mal à stabiliser une jurisprudence claire qui permet aux acteurs, entreprises comme salariés, de savoir ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas. À ce titre les arrêts de mars 2017 de la Cour de justice de l’Union européenne sur la question du port du voile, et de manière plus large sur celle des signes religieux visibles au travail, sont tout sauf anecdotiques… même s’ils ne révolutionnent rien.

Arrêts de la Cour européenne : rien de nouveau

Par ces deux arrêts la Cour européenne se prononce sur l’existence de discrimination dans deux cas, l’un en Belgique et l’autre en France, de licenciements de personnes ayant refusé d’ôter leur voile musulman suite à des demandes de leur hiérarchie et alors qu’il existait une règle de neutralité dans une des entreprises. La Cour insiste sur deux éléments importants pour justifier sa position qui ne reconnaît pas de caractère discriminatoire aux décisions des entreprises. La première est l’existence d’enjeux liés au bon fonctionnement organisationnel et commercial. En effet, dans un cas au moins, le port du voile mettait en jeu la relation commerciale avec un client. La seconde raison est l’existence d’une règle. Ce dernier élément renforce l’idée que l’entreprise peut, notamment par l’intermédiaire de son règlement intérieur, encadrer et restreindre l’exercice de la liberté religieuse au travail.

À bien y regarder, ces arrêts n’apportent rien de vraiment nouveau. Si la liberté religieuse est bien sûr un principe fondamental inscrit dans la constitution, son usage peut être restreint y compris au travail. C’est déjà le cas dans le secteur public où s’applique le principe de laïcité. Dans le privé les entreprises avaient déjà la possibilité, confirmée par la jurisprudence, de retreindre l’expression par les salariés de leur religiosité pour des raisons telles que la sécurité, l’hygiène, ou encore du principe, un peu vague il est vrai, de bon fonctionnement de l’entreprise. Par ailleurs la Loi Travail a finalement donné la possibilité aux entreprises d’inscrire ces limitations dans leur règlement intérieur. Alors pourquoi ces arrêts sont importants ?

Un règlement existant et qui fixe des limites

En premier lieu il confirme la logique de la recherche d’accommodements raisonnables en matière de régulation du fait religieux au travail. La solution prônée par la Cour européenne n’est pas de donner aux entreprises la possibilité d’interdire. Le règlement intérieur ne peut pas plus qu’avant être utilisé pour bannir de l’espace de travail tous signes ou tous comportements ayant une dimension religieuse, politique ou philosophique.

La Cour de justice de l’Union européenne a rappelé les lois encadrant les libertés individuelles sur le lieu de travail. T0113K/Pixabay

En revanche l’idée que ce règlement puisse fixer des limites est évoquée pour la première fois et confirmée. De plus ces arrêts légitiment une logique d’accommodements raisonnables qui donne la priorité au fonctionnement de l’entreprise et à la réalisation du travail. Deux conceptions s’opposent ici. Dans la première ce serait à l’entreprise de s’accommoder de l’exercice de sa liberté religieuse par le salarié. C’est cette conception qui domine dans la pratique nord-américaine. Dans la seconde, qui correspond davantage à l’approche européenne et notamment française, c’est au salarié de s’accommoder des contraintes que le fonctionnement de l’entreprise et la réalisation du travail font peser sur sa pratique religieuse. C’est cette dernière approche que la Cour européenne légitime.

En second lieu le fait que ces arrêts soient pris à un niveau européen leur donne un poids important. Ils deviennent alors des repères solides pour les acteurs de l’entreprise (dirigeants, directions des ressources humaines, services juridiques, managers de proximité, syndicats et salariés) qui sont de plus en plus souvent confrontés à ces questions.

Si nous prenons en compte ces arrêts, les dispositions présentes dans la loi travail ou encore le guide du fait religieux au travail publié à l’automne 2016 par le gouvernement, les entreprises disposent à présent d’outils plus précis pour fixer un cadre qui conviennent à leur situation.

Il reste toutefois un enjeu qui est celui de la prise en compte concrète du fait religieux dans les situations de travail, directement dans les ateliers, les plateaux techniques, les open-spaces, les chantiers ou les bureaux.

Les études de l’Observatoire du fait religieux en entreprise – programme universitaire de recherche développé avec l’Institut Randstad lancé en 2013 – montrent une double évolution.

Cette enquête annuelle est réalisée par questionnaires auprès d’une population d’environ 1300 cadres d’entreprise. Ses résultats sont présentés chaque septembre.

Des situations en hausse

Le nombre d’entreprises dans lesquelles des faits religieux sont repérés ne cessent d’augmenter pour atteindre 65 % dans l’étude 2016. Ici, un fait religieux est un acte ou un comportement au travail qui a une dimension religieuse : porter une croix ou une kippa, prier sur le lieu de travail, demander une absence pour assister à une fête religieuse, refuser de travailler avec quelqu’un ou de réaliser une tâche pour des motifs religieux…

Le nombre de cas conflictuels augmente également pour atteindre 14 % des cas rencontrés cette même année. Même si, en France, la très grande majorité des cas rencontrés dans ces études viennent de l’islam, le fait religieux au travail n’en est pas pour autant uniforme.

A minima nous pouvons repérer deux catégories. La première est celle des faits et comportements qui viennent de personnes qui cherchent à articuler leur pratique religieuse et leur pratique professionnelle en donnant la priorité à cette dernière. C’est la grande majorité des cas. Ce sont surtout des demandes d’absence ou d’aménagement des plannings ou encore le port de signes visibles.

L’évolution juridique est un plus pour leur prise en compte par le management parce qu’elle clarifie son cadre. Toutefois les outils à privilégier ici, et qui ont fait leur preuve, sont le pragmatisme et la discussion. L’enjeu n’est pas de pouvoir sanctionner mais de construire avec les individus des arrangements qui conviennent à tous.

La seconde catégorie est celle des faits et comportements transgressifs et/ou pour lesquels les individus impliqués rejettent toute discussion et toute recherche de compromis. C’est par exemple le refus de réaliser des tâches ou de travailler avec une personne (une femme, un non-coreligionnaire) pour des raisons religieuses, le prosélytisme actif, la remise en cause de la légitimité du manager, la menace d’accusation de discrimination si les demandes de nature religieuse ne sont pas satisfaites, etc. Pour cette deuxième catégorie, le fait de disposer d’un cadre plus clair est aussi un progrès mais ce n’est pas suffisant.

Ces cas les plus graves sont déjà transgressifs et ils instituent des rapports de force entre salariés religieux et management de terrain. L’enjeu ici est davantage dans la capacité de l’entreprise, à travers son management supérieur et ses services fonctionnels (RH et juridique), à apporter un soutien efficace aux encadrants de proximité et avoir le courage managérial de sanctionner lorsque c’est nécessaire.

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