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Les « gilets jaunes », une transition populiste de droite

A Paris, le 26 janvier 2019. Zakaria Abdelkafi / AFP

Il est indéniable que le mouvement des « gilets jaunes » va s’inscrire comme un temps fort de l’histoire politique en France. Il faut donc essayer de comprendre quel est son impact sur le paysage politique et comment il peut éventuellement en redistribuer les équilibres.

Plusieurs enquêtes ont été menées et tant bien que mal pour tenter de saisir la sociologie des « gilets jaunes », mais elles se heurtent toutes à un problème méthodologique central : on ne dispose pas d’une population de référence pour définir des échantillons fiables. Ce qui a d’ailleurs suscité de nombreuses critiques.

Une autre méthode, assise cette fois sur une représentativité nationale, est de prendre en considération non pas les « gilets jaunes » mais les Français·e·s qui les soutiennent. Car le mouvement n’a d’importance que dans son effet sur la recomposition politique en cours puisque tout le monde ne peut manifester, ne serait-ce que pour des raisons pratiques ou professionnelles. On part donc ici d’une autre perspective : celle de comprendre l’effet de halo et de cristallisation politique des « gilets jaunes » sur l’opinion au-delà de la seule composition des groupes de manifestants.

On s’appuie ici sur la vague 10 du Baromètre de la confiance politique du Cevipof qui a été réalisée auprès d’un véritable échantillon représentatif de 2 116 Français·e·s entre le 13 et le 24 décembre 2018.

Un soutien fortement clivé sur le plan social

À la fin de décembre 2018, 59 % des enquêtés disaient soutenir le mouvement (dont 30 % « tout à fait » et 29 % « plutôt »), alors que 32 % ne le soutenaient pas (dont 17 % ne le soutenaient « plutôt pas » et 15 % « pas du tout »), 7 % étaient indifférents et 2 % ne savaient pas.

L’analyse sociologique de ce soutien montre qu’il est très fortement clivé sur le plan social (voir tableau ci-dessous). On peut, en particulier, observer le contraste entre ceux qui le soutiennent « tout à fait » (636 enquêtés) et ceux qui ne le soutiennent « pas du tout » (314 enquêtés). Alors que les premiers appartiennent aux catégories socioprofessionnelles modestes et populaires à hauteur de 49 %, aux catégories moyennes à 43 % et aux catégories supérieures à 8 %, les seconds appartiennent aux catégories populaires à concurrence de 24 %, aux catégories moyennes à 49 % et aux catégories supérieures à 27 %.

Bien qu’il soit toujours difficile de tracer précisément les contours des catégories sociales étant donné le brouillage des frontières entre catégories moyennes et supérieures, il demeure que le mouvement reste surtout soutenu par une alliance de catégories populaires et moyennes contre les classes supérieures – ce qui semble bien réactiver une forme de lutte des classes.

On peut encore illustrer cette opposition en lisant ces données par distribution entre catégories : 40 % des enquêtés appartenant aux catégories populaires soutiennent « tout à fait » le mouvement contre 15 % de ceux qui appartiennent aux catégories supérieures et 10 % des premiers ne le soutiennent « pas du tout » contre 26 % des seconds.

Graphique 1 : Le soutien aux « gilets jaunes » selon la catégorie sociale (%)

Luc Rouban, Baromètre de la confiance politique vague 10, 2019, Cevipof.

Bien qu’il existe évidemment des nuances, puisque le quart des membres des catégories populaires et le tiers de ceux des catégories moyennes ne soutiennent pas le mouvement (c’est le cas de 33 % des employés de commerce qui souffrent des manifestations), ce clivage ressort de nombreux autres indicateurs.

Le premier est celui du niveau de diplôme puisque le soutien global au mouvement est de 71 % chez les enquêtés ayant un niveau BEP-CAP contre 65 % de ceux qui ont le niveau du baccalauréat et 44 % de ceux qui ont au moins une licence.

Le second est le niveau de précarité des enquêtés. Le soutien est notamment le fait de 70 % des chômeurs – qu’ils aient déjà travaillé ou non –, de 71 % des personnes qui risquent fortement – ou dont un des membres de la famille risque fortement – d’être au chômage contre 55 % de ceux qui disent ne rien risquer. En revanche, on n’enregistre pas de différence notable entre les salariés du privé et les salariés du public, qu’ils soient fonctionnaires ou non. Les écarts statistiques interviennent dans le même univers professionnel entre le sommet et la base de la hiérarchie.

L’analyse du soutien aux « gilets jaunes » corrobore, par ailleurs, le fait que ce mouvement est plutôt un mouvement d’actifs. On remarque la faible implication des lycéens et des étudiants – 31 % y sont hostiles, soit la moyenne, mais 13 % y sont indifférents et 5 % ne savent pas. Idem chez les retraités : 40 % y sont hostiles.

Un mouvement anticapitaliste…

Le soutien aux « gilets jaunes » s’inscrit très généralement dans l’opposition à Emmanuel Macron : 7 % de ceux qui le soutiennent globalement font confiance au président de la République contre 51 % de ceux qui lui sont hostiles.

Il demeure qu’il s’appuie surtout sur une forte critique du capitalisme. L’enquête révèle que l’anticapitalisme a gagné l’ensemble des enquêtés. C’est ainsi que 50 % d’entre eux pensent que « le capitalisme devrait être réformé en profondeur » contre 42 % il y a dix ans, lors de la première vague du baromètre. Cependant, cette moyenne oscille entre 70 % de ceux qui soutiennent « tout à fait » le mouvement et 32 % de ceux qui ne le soutiennent « pas du tout ».

De la même façon, 27 % de tous les enquêtés répondent « tout à fait d’accord » à la question suivante : « Pour assurer la justice sociale, il faut prendre aux riches pour donner aux pauvres. » Mais cette moyenne varie entre 51 % de ceux qui soutiennent « tout à fait » le mouvement et 7 % de ceux qui ne le soutiennent « pas du tout ».

… mais pas hostile à l’entreprise

Cet anticapitalisme s’appuie cependant davantage sur une critique des structures sociales de pouvoir, qu’il soit politique ou économique, que sur une dénonciation de l’entreprise en tant que telle. C’est ainsi que 34 % de tous les enquêtés pensent que « l’économie actuelle profite aux patrons aux dépens de ceux qui travaillent », moyenne passant là encore de 62 % chez ceux qui soutiennent « tout à fait » le mouvement à 10 % chez ceux qui ne le soutiennent « pas du tout ».

En revanche, la proposition selon laquelle « pour faire face aux difficultés économiques, il faudrait que l’État fasse confiance aux entreprises et leur donne plus de liberté » attire des réponses positives chez 52 % des enquêtés en moyenne. Cette moyenne oscille cette fois beaucoup moins puisqu’elle passe de 40 % chez ceux qui soutiennent « tout à fait » le mouvement à 64 % chez ceux qui ne le soutiennent « pas du tout ».

Graphique 2 – La confiance dans les entreprises selon le soutien aux « gilets jaunes » (%)

Luc Rouban, Baromètre de la confiance politique vague 10, 2019, Cevipof.

Ce résultat vient conforter l’observation souvent faite que les « gilets jaunes » dénoncent bien plus le capitalisme en général que les entreprises en particulier. Le graphique 2 montre que la demande de progrès social en faveur des salariés sépare très sensiblement ceux qui soutiennent fortement les « gilets jaunes » à ceux qui leur sont clairement hostiles. En revanche, le niveau de confiance dans les grandes entreprises ou les syndicats varie déjà beaucoup moins et presque plus dès qu’il s’agit des PME.

Populisme « faible » et populisme « fort »

Cela amène à considérer qu’il ne faut donc pas assimiler anticapitalisme et populisme, ce qui conduit à unifier (c’est parfois le cas de LREM ou de la droite) ou à faire disparaître (c’est parfois le cas de la gauche) le second qui ne ferait que porter une critique générale des élites et de la hiérarchie sociale. On peut ainsi créer un indice de populisme s’appuyant sur quatre propositions assez fortement corrélées entre elles :

  • Les hommes politiques sont plutôt corrompus ;

  • En cas de désaccord avec les citoyens, le gouvernement devrait changer ses projets politiques en fonction de ce que la plupart des gens pensent ;

  • Un bon système politique est celui où ce sont les citoyens et non les responsables politiques qui décident ce qui leur semble le meilleur pour le pays ;

  • Les citoyens devraient pouvoir imposer un référendum sur une question à partir d’une pétition ayant rassemblé un nombre requis de signatures.

Ces quatre items constituent une échelle statistique (alpha de Cronbach = 0,664, sig. 0,000) que l’on a dichotomisée entre « populisme faible » et « populisme fort ».

Au total, 62 % des enquêtés se situent du côté du populisme fort, cette proportion passant de 92 % chez ceux qui soutiennent « tout à fait » les « gilets jaunes » à 17 % chez ceux qui ne les soutiennent « pas du tout ». Mais il n’existe pas de symétrie statistique avec les réponses portant sur l’entreprise. C’est ainsi que 47 % des enquêtés fortement populistes répondent qu’il faut faire confiance aux entreprises contre 52 % de ceux qui ne sont que faiblement populistes. De même, alors que la moitié des enquêtés pensent qu’il faut réformer le capitalisme en profondeur, cette proportion ne monte qu’à 61 % chez les enquêtés fortement populistes contre 32 % des enquêtés faiblement populistes.

Dans les rues de Toulouse, le 26 janvier 2019. Pascal Pavani/AFP

Et c’est bien entendu ici que le bât politique blesse, car le soutien aux « gilets jaunes » et son anticapitalisme ne signifient nullement une appétence pour la gauche radicale. Bien au contraire.

Le Rassemblement national comme centre de gravité ?

Un simple tri croisé entre le soutien aux « gilets jaunes » et le choix politique fait lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2017 montre que la France insoumise (LFI) et le Rassemblement national (RN) en attirent l’essentiel. La proportion de ceux qui soutiennent « tout à fait » les « gilets jaunes » est de 47 % dans l’électorat de Jean‑Luc Mélenchon et de 57 % dans celui de Marine Le Pen, bien avant l’électorat de Benoît Hamon où cette proportion n’est plus que de 34 %, de Nicolas Dupont-Aignan (31 %), de François Fillon (15 %) et d’Emmanuel Macron (9 %).

Cette première lecture électorale, qui conduit à penser que l’on est donc dans le « ni gauche ni droite », doit cependant être très vite corrigée par la lecture des autres variables. On voit ainsi que 44 % de ceux qui soutiennent « tout à fait » le mouvement font confiance à Marine Le Pen (dont 21 % disent qu’ils n’avaient pas confiance en elle mais qu’elle a gagné leur confiance) contre 27 % à Jean‑Luc Mélenchon.

De la même façon, certaines variables sont décisives pour l’interprétation de ce soutien. Il en va ainsi du niveau de libéralisme culturel que l’on a mesuré à partir d’un indice construit sur la base de trois questions :

  • Faut-il rétablir la peine de mort ?

  • Y-a-t-il trop d’immigrés en France ?

  • Doit-on abolir la loi autorisant le mariage homosexuel ?

L’indice va donc de 0 à 3 et a été ensuite dichotomisé en deux groupes selon le niveau global de tolérance sociétale. On voit alors que ceux qui soutiennent fortement le mouvement appartiennent à 65 % au groupe à tolérance faible alors que cette proportion tombe à 36 % chez ceux qui ne le soutiennent pas du tout.

Cette orientation axiologique se révèle de manière assez crue dans les réponses aux questions portant sur l’immigration. Par exemple, 38 % des soutiens déterminés au mouvement sont d’accord (tout à fait ou plutôt) avec la proposition selon laquelle l’immigration est une source d’enrichissement culturel, alors que cette proportion grimpe à 62 % parmi ceux qui s’opposent fortement au mouvement. De même, 71 % des soutiens les plus déterminés au mouvement pensent que l’islam est une menace pour la République contre 53 % de ceux qui lui sont clairement hostiles. On pourrait multiplier les exemples. Il ressort de l’analyse que le soutien aux « gilets jaunes » s’inscrit bien plus dans l’univers politique du RN que de LFI.

Vers un scénario à l’italienne ?

Cela ne veut évidemment pas dire que les électeurs de LFI ou du RN sont interchangeables. Le populisme de droite se distingue toujours du populisme de gauche sur le terrain des valeurs culturelles et notamment du rapport à la science, toujours plus critiquée par le premier que par le second. Cela veut surtout dire que le soutien fort aux « gilets jaunes » attire des électeurs abstentionnistes ou qui ont voté blanc ou nul en 2017 et qui compte pour 15 % de tous ceux qui affirment soutenir fortement le mouvement.

Le mouvement des « gilets jaunes » a donc réactivé la vie démocratique, tout en récupérant une partie des électeurs qui se tenaient à distance de la vie politique. Mais le centre de gravité des valeurs situe sinon le mouvement lui-même, du moins son soutien le plus déterminé, et qui constituera sans doute l’électorat d’Ingrid Levavasseur aux élections européennes, du côté du populisme de droite.

Luigi Di Maio (5 étoiles) et Matteo Salvini (La Ligue), le 1ᵉʳ juin 2018, à Rome lors de la prestation de serment du gouvernement. Alberto Pizzoli/AFP

C’est ici que l’on peut apercevoir le cheminement de ce qui risque d’arriver en sortie de crise. Une forme de rassemblement à l’italienne qui commence par le Mouvement 5 étoiles et qui se termine par la suprématie de la Ligue. On peut alors émettre l’hypothèse selon laquelle le mouvement des « gilets jaunes » devient, dans ce cadre, le « passeur » du populisme RN en le désenclavant de la situation de blocage sur laquelle le macronisme a pu élaborer sa stratégie électorale.

Il reste à savoir si le RN ne sera pas lui-même dépassé par une nouvelle formation politique.

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