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Les « gilets jaunes » vus par les habitants des quartiers populaires

Manifestation à Mantes-la-Jolie (Yvelines), le 2 décembre 2018, après l'interpellation de lycéens. Alain Jocard/ AFP

Souvent lors de manifestations – que ce soit pour « Je suis Charlie », « Nuit debout » ou encore les mobilisations pour le climat ou le travail –, certains éditorialistes – s’interrogent sur l’absence ou le manque de visibilité des habitants des quartiers populaires urbains. La question se pose de nouveau pour le mouvement des « gilets jaunes ».

Ces formes d’interrogations, plus que suspicieuses, désignent le monde des cités HLM comme un monde à part. Une petite enquête effectuée récemment, de manière informelle, à Ermont (Val-d’Oise) et Gennevilliers (Hauts-de-Seine) nous a permis de rectifier un ensemble de stéréotypes sur la question. Or, si les « gilets jaunes » mobilisent un certain nombre de personnes, ils n’engagent pas pour autant la France entière. C’est déjà une première remarque.

La seconde répond au fait que les jeunes de cité sont peu présents dans les cortèges : les « gilets jaunes » regroupent le plus souvent des personnes d’âge mûr, en âge de travailler et confrontés aux factures quotidiennes, alors que les jeunes des quartiers populaires, en âge d’aller au collège ou au lycée, vivent le plus souvent chez leur(s) parent(s).

Enfin, troisième remarque : les études empiriques montrent, le plus souvent, la fragmentation des parcours des habitants des quartiers populaires, et donc la complexité des positions politiques, économiques et sociales des personnes rencontrées sur le terrain.

Des résistances liées à l’histoire sociale des quartiers populaires

Le mouvement des « gilets jaunes », lancé par un ensemble de bloggeurs, se voit impulsé par des classes populaires évoluant dans des espaces péri-urbains ou semi-ruraux, des territoires éloignés – il faut le dire – des quartiers populaires urbains. De fait, la visibilité des « jeunes des quartiers » n’est pas forcément probante aux premiers abords, et la perception de ce mouvement par les habitants et les jeunes reste mitigée.

L’isolement politique d’une partie des habitants des quartiers populaires urbains et des « descendants de l’immigration » a déjà été mis en lumière, mais ce constat sociohistorique mérite d’être nuancé au regard de la complexité empirique constaté sur nos terrains. Les révoltes urbaines et les luttes pour la reconnaissance (ou contre les discriminations) se sont exercées, la plupart du temps, face à l’hostilité des institutions.

À Feyzin, dans la banlieue lyonnaise, le 18 décembre 2018. Jean‑Philippe Ksiazek/AFP

Les habitants, et plus particulièrement les jeunes dits des quartiers, se sont effectivement tenus à l’écart de « Nuit debout » en 2016, malgré quelques tentatives infructueuses de convergence des luttes. Cette fois, il semblerait bien que le mouvement des « gilets jaunes » soit davantage pris en considération par les personnes que nous avons rencontrées. Que pouvons-nous dire au sujet des « gilets jaunes » qui appartiennent également aux classes populaires ?

Des salariés de la cité au contact des « gilets jaunes » à Paris

Lors d’un travail d’observation durant un match de l’équipe première de football de Gennevilliers, des quadragénaires « issus des quartiers », le plus souvent des « anciens » jeunes de cité, aujourd’hui salariés et en tout cas « rangés », ont eu des échanges au sujet des « gilets jaunes » lors de retrouvailles dans le quartier. Extraits :

« Je bosse à Paris en ce moment le samedi. J’ai rejoint le mouvement durant 2-3 heures dans le courant de l’après-midi. Ils ont des couilles les mecs ! S’il y a un acte IV samedi prochain, j’y retournerai… » (Représentant commercial, 49 ans, marié, trois enfants, parents d’origine algérienne)

« Franchement j’ai travaillé pourquoi ? On est taxé de partout ! Ça fait deux ans que je suis en retraite ! Mon père a travaillé comme un dingue. On n’a pas grand-chose au final. Eux, en haut, ils se gavent et se foutent de notre gueule ! Honnêtement on devrait les rejoindre ! On vit la même chose qu’eux finalement… » (Employé municipal à la retraite, 62 ans, marié, 3 enfants, parents d’origine algérienne)

Ces échanges informels montrent bien que la question sociale reste essentielle, bien que l’adhésion au mouvement soit partielle. Mais le soutien peut, parfois, être total, comme en témoigne ce syndiqué d’Air France :

« Quand je peux me libérer du boulot et de mes obligations, j’y vais ! C’est notre croûte qui est en jeu. Y’a même pas à tergiverser ! Y’a des mecs des quartiers au boulot qui disent « ouais y a des racistes et tout ! », moi dans les cortèges, j’ai vu deux/trois choses qui m’ont pas plu, c’est vrai, mais faut pas exagérer non plus ! C’est notre croûte qui est en jeu… » (Bagagiste, délégué syndical, 45 ans, marié, trois enfants, parents originaires d’Algérie)

« Le flashball pour tous ! »

Certains médias ont certes noté l’absence des habitants ou des jeunes banlieues dans les marches impulsées par les syndicats ou par les « gilets jaunes ». Mais dans les cortèges figurent bien des travailleurs issus des quartiers, syndiqués, et qui ne se mobilisent pas comme « issus de… », mais tout simplement en tant que travailleurs.

Un conseiller municipal à Ermont, membre du conseil d’administration d’une mosquée et président d'une association de quartier, filme lors de l’acte III du mouvement les échauffourées entre « gilets jaunes » et CRS au cœur de l’Arc de Triomphe avec ses propres commentaires : « C’est des oufs ! », « putain, il cogne ! » ou encore : « Ils s’en foutent de nos droits ! »

Au carrefour de l’Esperance, à Belfort (17 novembre 2018). Thomas Bresson/Wikimedia, CC BY

La semaine d’après, lors de l’acte IV sur Paris, il se filme avec un autre leader associatif de banlieue et appelle les banlieusards responsables à venir rejoindre les « gilets jaunes » pour faire front commun : « Nous aussi nous subissons des injustices. C'est notre devoir de rejoindre ce mouvement. »

Sur le terrain de la cité, j’ai rencontré un certain nombre de jeunes. Pour beaucoup d’entre eux, ce mouvement arrive trop tard. Cela fait trente ans que les conditions de vie difficile, les humiliations politiques ou les discriminations ont gâché l’existence des jeunes et moins jeunes qui vivent dans les banlieues populaires.

Pour les plus jeunes d’entre eux, le regard est également mitigé mais pas forcément hostile. Comme pour cette personne sortie récemment de prison :

« Au moins ils vont savoir maintenant que les flics sont des bâtards ! Ils vont connaître sur les Champs ce que nous ont subi chez nous ! Le flashball pour tous ! [rire] » (Un trafiquant de cannabis, 21 ans, niveau bac général, célibataire)

Ces propos affichent, à travers un trait humoristique, une forme de solidarité dans la confrontation violente avec la police. D’autres jeunes témoignent d’une impatience quant à l’éveil politique des classes populaires :

« Ça fait plusieurs années qu’on est dans la merde en banlieue ! Regarde les grands frères, les parents ! J’ai écouté les histoires des anciens sur la drogue, les bavures policières, etc. Maintenant c’est eux qui se retrouvent dans la merde ! Le plus drôle c’est qu’ils se réveillent que maintenant ! Ça fait 30 ans que ce système c’est de la merde ! Bonjour, bienvenu dans la réalité messieurs dames ! » (24 ans, éducateur sportif dans un club de football, célibataire)

« C’est bien qu’ils se réveillent avec leurs gilets »

Les émeutes de novembre 2005 ont illustré un isolement réel des jeunes des banlieues populaires au sein de la population française. Personne n’a soutenu ces mobilisations. Bien au contraire. Les médias et éditorialistes dénonçaient le caractère nihiliste de ces émeutes. Les partis politiques, au choix, condamnaient ou se montraient silencieux. À tel point que nous aurions pu alors parler alors de « solitude politique des émeutiers ».

« Quand Zyed et Bouna sont morts (à Clichy-sous-Bois, en octobre 2005), ils étaient où, les autres ? Personne. On est vu comme des « racailles », histoire que certains se donnent bonne conscience ! Mais nous, la police nous tue ! Et qui nous protège de la police ? C’est bien qu’ils se réveillent avec leurs gilets et qui voient ce que c’est que la France et sa police. Y’a pas de démocratie depuis longtemps ! » (Coursier, célibataire, 26 ans, parents d’origine tunisienne)

Pour certains, donc, les « gilets jaunes » développeraient un peu tardivement une forme de conscience politique. Ils la développeront encore davantage, pensent certains jeunes, quand la « désinformation médiatique » et la « répression policière » vont les atteindre.

Un regard globalement ambivalent

Nous sommes bien loin de pouvoir parler de convergences des luttes ici, car si certains habitants participent à titre individuel à ce mouvement, d’autres le rejoignent de façon sporadique, tandis que la plupart des personnes interrogées dans les cités attendent et observent sans pour autant se montrer forcément hostiles.

Le politiste Samuel Hayat, mobilisant la notion d’économie morale, rappelle que s’il existe des socles communs entre les habitants des quartiers populaires urbains et les « gilets jaunes », notamment au niveau des revendications portant sur les inégalités socio-économiques, une partie des doléances actuelles comportent des dimensions conservatrices opposées à certaines attentes des habitants des cités :

« Pour ne prendre que l’exemple le plus flagrant, les revendications contre la libre circulation des migrants, pour les expulsions des étrangers, et plus encore pour l’intégration forcée des non-nationaux. »

Cette analyse à chaud rejoint le travail de certains chercheurs, tels Didier Lapeyronnie et Michel Kokoreff, qui s’étaient penchés sur l’économie morale des habitants des quartiers populaires :

« L’économie morale des quartiers est marquée par une rupture profonde entre l’univers politique et institutionnel et la population. Elle mêle un sentiment d’injustice et d’humiliation à un ressentiment exacerbé envers les institutions : “La République ne tient pas ses promesses, elle est un mensonge dont les habitants des cités payent le prix”. Ces derniers partagent la conviction qu’ils ne participent pas à la vie sociale et, plus encore, que la société est un univers étranger qui leur est hostile, qui les met à l’écart et les stigmatise". Les émeutes sont une des expressions les plus spectaculaires de ce divorce. »

Cette perception explique, en grande partie, le regard ambivalent que la majorité des habitants des quartiers populaires portent sur le mouvement des « gilets jaunes ». Pour autant, il est bien difficile, à l’heure actuelle, de pronostiquer une possible convergence des luttes ou le repli sur eux-mêmes, une nouvelle fois, de certains habitants des quartiers populaires.

Nos observations de terrain montrent des attitudes partagées, des postures ambivalentes, voire contradictoires, mais pas forcément hostiles au mouvement. Le monde des quartiers populaires urbain est bien plus fragmenté et complexe qu’il n’y paraît de prime abord, et l’alliance avec les autres classes populaires nous semble discontinue, instable et minoritaire.

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