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Les grands projets inutiles et imposés, nouveaux champs de l’action politique

Barricade montée en 2012. La ZAD de Notre-Dame-des-Landes n'est qu'un des multiples exemples de luttes démocratiques décentralisées. Bstroot56, CC BY-NC-SA

ZAD de Notre-Dame-des-Landes, occupations à Bure, Center Parc de Roybons, Ligne Grande Vitesse du Sud-Ouest… Autant de projets socio-économiques d’envergure (aéroport, autoroute, barrage, gare, mine, etc.), qui, à l’échelle locale puis régionale, suscitent des réticences voire de vives oppositions de la part des populations.

Or, à partir de 2010, on observe une nouvelle tendance : ces mouvements de lutte se regroupent et, bien que situés sur tout le territoire européen, décident de joindre leurs forces lors de forums annuels autour d’analyses, de propositions et d’un acronyme commun : la lutte contre les « grands projets inutiles et imposés » (GPII).

Grands, inutiles, imposés

Ces derniers sont qualifiés de « grands » de par leur démesure, que ce soit en termes de coûts ou d’impacts sur les territoires ou simplement de l’imaginaire qui les sous-tend.

Le qualificatif d’« inutile » pose immédiatement le débat sur la question des besoins des populations et donc sur la définition de l’intérêt général. Quant à l’adjectif « imposé », il a été ajouté pour signifier que les promoteurs de ces grands projets tentent souvent un passage en force sur les territoires sans véritable concertation locale. Ce dernier terme ajoute un questionnement sur le mode de fonctionnement de la démocratie, qui est au cœur de ces contestations.

Ainsi aujourd’hui, partout des femmes et des hommes se réunissent et s’organisent pour s’opposer à une décharge, une ligne à grande vitesse, une autoroute, un parking, un supermarché.

Carte des différents sites de contestations politiques citoyennes à travers le monde, principalement pour des luttes environnementales. http://ejatlas.org/country

Des centaines de mobilisations territorialisées

Nous souhaitons souligner les liens qui existent entre ces résistances a priori disparates menées contre de petits ou de grands projets d’aménagement.

Si ce vaste mouvement de lutte a été illustré en France par l’opposition à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou au barrage de Sivens, il est en réalité irrigué par des centaines de mobilisations territorialisées.

Un mouvement dans lequel s’engagent tout autant des militants aguerris que des citoyens ordinaires.

Ces luttes multi-situées, décentralisées, s’élèvent contre « l’aménagement du territoire », souvent interprété sur le terrain comme un « déménagement des territoires », une expression entendue maintes fois dans les discours des militants.


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Ce mouvement interroge notre modèle écologique et social, fondé sur la concurrence territoriale, la bétonisation des sols, la métropolisation des territoires et plus largement la poursuite de la croissance à tout prix. Dans un ouvrage récent, nous donnons des pistes pour comprendre ce mouvement, sa nature, ses revendications, et montrer pourquoi il constitue, du fait de son ancrage dans les territoires, une source importante de (re)politisation des enjeux écologiques.

Les grands projets inutiles et imposés, Attac, août 2015.

Des collaborations politiques inédites

Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Ces mouvements peuvent en effet être porteurs d’une force transformatrice car ils induisent une reconfiguration des liens sociaux. Ainsi, une contestation contre une décharge en Beauce (Saint-Escobille, à 55 kms du sud-ouest parisien) a conduit à la mise en place de réseaux techniques, associatifs et locaux et des alliances improbables entre des acteurs aux visions antagonistes. Sans communication jusqu’alors, les céréaliers beaucerons ont oeuvré ensemble avec les néorésidents, et plus étonnant encore, avec les associations de protection de la nature, contre le projet de décharge ; des collaborations inédites.

À travers cette dynamique sociale engagée, l’acquisition et l’échange de savoirs très divers, ainsi que de nouveaux attachements au lieu menacé, ce sont finalement, des propositions politiques qui émergent.

Et c’est avant tout le lien au territoire menacé qui engendre cette conscience citoyenne : ces lieux dont on se souvient, que l’on aime, où l’on habite… Ces lieux revivent et créent de nouvelles identités individuelles et collectives.

Sur ces lieux menacés se côtoient ceux qui veulent défendre une vision du monde et ceux qui veulent défendre un territoire, ceux qui s’opposent et ceux qui proposent ; la lutte contre un projet va de pair avec la proposition d’alternatives politiques.

Manifestation contre le projet de décharge à Saint-Escobille (91). Association ADSE

Les mouvements d’opposition ne devraient pas être considérés de manière indépendante mais plutôt comme des éléments de ce que nous appelons un mouvement social décentralisé qui prend peu à peu conscience de lui-même et qui fait de l’écologie une question politique.

Ce mouvement s’inscrit d’une certaine manière dans l’occupation de l’espace, des pratiques qui induisent une spatialisation du politique, telle qu’elle a été utilisée lors des mouvements Occupy Wall Street ou Nuit debout.


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Les militants critiquent le bien-fondé de ces infrastructures, qui ne participent pas à régler la crise socioécologique, mais plutôt à l’amplifier. Les mouvements se battent contre les projets et « leur monde » et en ce sens, articulent revendications globales et locales, et font surgir dans l’espace public une conception de l’intérêt général radicalement différente de celle que l’État.

Exprimer les préoccupations locales

Rares bastions où les citoyens réinvestissent le politique, les conflits d’aménagement engendrent une vitalité démocratique à la fois dans l’espace (du local au global) et dans le temps (du court terme au long terme).

Ainsi, à propos de la décharge de Beauce, les actions politiques s’enchaînent et, petit à petit, les arguments des militants changent d’échelle (actions locales, régionales, nationales puis européennes sur la question des déchets), de thème (de la décharge aux déchets en général puis aux problèmes de santé et d’environnement) et de temporalité (vision à court puis moyen et long terme sur le territoire et le collectif).

Bande annonce, L’intérêt général et moi, un documentaire de Sophie Metrich et Julien Milanesi, 2015.

Bien loin du qualificatif de NIMBY dont on les affuble (not in my backyard, traduction de « pas de ça chez moi »), les mouvements d’opposition à des grands projets représentent des forces de démocratisation qui luttent contre les excès du capitalisme directement sur leur territoire, notre territoire. Les préoccupations locales ne sont pas en contradiction avec le bien commun, bien au contraire. C’est par l’expression des préoccupations locales que l’on parvient à comprendre le bien commun.

À travers de multiples associations, leurs membres vont à la recherche d’informations et deviennent peu à peu des experts du côté tant technique, juridique, qu’écologique, ce qu’on appelle la science citoyenne.

Ils passent alors à l’offensive, ce qui rappelle la force du petit, du territoire en tant qu’élément rassembleur et vecteur de repolitisation.

La belle notion de « gouvernance participative » censée inclure les acteurs locaux dans le processus décisionnel n’a pas tenu ses promesses. Au contraire, comme nous le soutenons, elle s’est révélée génératrice d’exclusion et de violence.

Pouvoirs publics en question, société civile en pointe, la résistance aux grands projets d’aménagement expose crûment l’inadéquation de nos institutions pour gérer des différends proprement politiques, particulièrement sur les enjeux environnementaux.


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Derrière l’apparence des enjeux locaux, de nombreux conflits s’articulent en fait autour de choix de société et de conceptions divergentes, voire irréconciliables, de l’intérêt général.

L’expulsion violente des habitants de la ZAD de NDDL l’a bien montré : l’État – censé incarner l’intérêt général- ne peut accepter sur son territoire des visions divergentes au modèle capitaliste ni que ces dernières puissent s’exprimer. Il récuse ainsi les quelques modes de vie alternatifs expérimentés et réprime leurs acteurs.

Sur cet espace d’innovations écologiques et sociales, malgré l’appel à la défense d’autres manières d’habiter par de nombreux architectes et paysagistes, les écohabitats ont été détruits sur la ZAD ; de même, les formes d’organisation collective qui structurent cet espace ont été officiellement empêchées au nom de principes individualistes.

Urgence écologique

Pourtant, le constat scientifique sur l’urgence de répondre aux enjeux environnementaux est sans appel et la nécessité des transitions écologiques est aujourd’hui vitale.

Dans ce contexte actuel de répression, quel avenir pour les militants, pour ces territoires, pour les idées avancées, pour les expérimentations proposées ?


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Comme à NDDL, les mouvements ont vocation à se maintenir dans le temps pour créer quelque chose, que l’infrastructure soit construite ou non.

Les composantes révolutionnaires et réformistes des mouvements arriveront-elles à s’entendre et à pouvoir s’exprimer ? En définitive, ce que les citoyens réclament, c’est davantage d’autogestion de leur énergie, de leur mobilité, de leurs déchets ; ils veulent réellement participer à définir collectivement leur projet de territoire et les infrastructures qui vont avec.


Article rédigé pour le collectif Des plumes dans le goudron, qui vient de publier aux éditions Textuel « Résister aux grands projets inutiles et imposés. De Notre-dame-des-Landes àBure ».

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