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Grains de sable

Les inégalités sociales, première source de pollution ?

En Indonésie, de petits écoliers portent des masques pour suivre la classe malgré les feux de forêt d’origine humaine qui ravagent le pays. Crack Palinggi/Reuters

Aujourd’hui, alors que la COP21 s’ouvre dans quelques jours, on fait de plus en plus le lien entre questions environnementales et inégalités sociales. Mais c’est avant tout en mobilisant la notion de « justice environnementale », comme le font à la fois des philosophes comme Catherine Larrère et des économistes comme Éloi Laurent ou plus largement les chercheurs de l’IDDRI. La question est alors de décrire et de questionner l’inégale distribution des risques environnementaux entre individus, au sein d’un pays le plus souvent, pour examiner en quoi cela affecte les inégalités sociales ; quelles sont, en d’autres termes, les incidences sociales des périls environnementaux ? Les inégalités sociales sont alors positionnées en aval (comme une conséquence).

Mais on peut aussi, perspective bien plus rare et pourtant à nos yeux tout aussi pertinente, les positionner en amont. On se demande alors dans quelle mesure les inégalités sociales en elles-mêmes accroissent les problèmes environnementaux, avec les questions de justice afférentes. En d’autres termes, il s’agit d’interroger le coût et le caractère écologiquement soutenable des inégalités, non seulement au sein d’un pays, mais aussi entre pays.

Les inégalités mondiales, entre tous les habitants de la planète, sont évidemment condamnables en termes éthiques : rien ne peut justifier que selon le pays où l’on a la chance ou la malchance de naître, l’espérance de vie soit d’une cinquantaine d’années (au Tchad) ou supérieure à 82 ans (au Canada). Alors qu’on ne choisit pas son pays et que, par ailleurs, nous autres pays riches ne sommes pas sans responsabilité dans la situation de nombre de pays pauvres, on a là une injustice (globale) majeure.

Des inégalités délétères à tous les niveaux

Mais au-delà des arguments éthiques qui peuvent toujours donner matière à débats, il est nécessaire de mobiliser aussi, pour convaincre de la nécessité de lutter contre les inégalités planétaires, des considérations empiriques concrètes montrant que ceci va dans le sens de nos propres intérêts. Les arguments sont à la fois de nature sociologique et de nature économique, mais aussi, perspective moins courante, mais tout aussi pressante, de nature écologique. Ils amènent tous à conclure que les inégalités sont, de manière générale et en elles-mêmes, délétères pour toute société, et aussi dangereuses à l’échelle du monde.

Pour ce qui est des aspects sociaux et économiques, un certain nombre de travaux montrent que les inégalités en général (tant au niveau intra pays qu’inter-pays) constituent une menace à la fois pour le bien-être, la cohésion sociale et la démocratie. Sans développer ce point, il faut prendre au sérieux le fait qu’aujourd’hui, les inégalités internationales sont bien connues de tous. On ne peut plus guère ignorer la richesse des autres, et s’il est difficile de prévoir les effets de cette prise de conscience, il est peu probable que cela laisse indifférent. Ces inégalités entraînent-elles, chez les plus pauvres, de l’envie, une honte, un sentiment d’impuissance ? Entraînent-elles une volonté de ressembler aux plus riches de la planète, à tout prix ? Les analyses empiriques manquent sur ces questions. Mais même s’il est certain que les inégalités mondiales sont moins prégnantes que celles qui existent au sein des pays, il ne fait pas de doute que la globalisation change les références à l’aune desquelles on se juge (relativement) pauvre ; les habitants des pays pauvres risquent donc de se sentir de plus en plus pauvres, par rapport à des pays riches de plus en plus proches.

Dans un monde où les interactions globales ainsi que les possibilités de déplacement sont plus nombreuses, on peut alors s’attendre à davantage de mouvements migratoires. Ceci nourrit à son tour toutes les politiques de repli parfois racistes ou xénophobes : les pays riches construisent des textes ou des murs pour essayer de se protéger des migrants venus des pays pauvres, question appelée à devenir chaque jour plus brûlante et qu’illustre l’actualité la plus récente… Parmi les effets sociaux de fortes inégalités entre pays, on peut également évoquer des tensions politiques grandissantes, certaines guerres liées à l’accès à des ressources naturelles rares ou à des problèmes climatiques, voire la montée des intégrismes religieux.

Une menace pour la croissance économique ?

Concernant l’impact économique des inégalités, il faut rappeler que les économistes libéraux ont longtemps défendu les inégalités : dès lors que les chances de tous sont raisonnablement égales sur un marché où prévaut une concurrence non faussée, pourquoi se soucier de ces inégalités qui sont plutôt un signe de bonne santé de l’économie ? On a aussi longtemps argué du trickle-down effect – effet de ruissellement : l’enrichissement des riches tire les pauvres vers le haut, et bénéficie à tous puisque cela stimule la croissance. La meilleure façon d’aider les pauvres était donc d’assurer la croissance ; c’est d’ailleurs ainsi que l’on a pu justifier, notamment aux États-Unis, d’alléger la pression fiscale sur les plus riches, pour que le ruissellement se fasse au mieux…

Joseph E. Stiglitz. Éric Piermont/AFP

Aujourd’hui, ces thèses sont largement discutées : d’une part, les inégalités non seulement ne seraient pas favorables à la croissance, mais pourraient au contraire la freiner ; d’autre part, la croissance ne serait pas forcément suffisante pour réduire les inégalités. L’économiste américain Joseph E. Stiglitz l’affirme : le prix de l’inégalité, c’est la détérioration de l’économie, qui devient moins stable et moins efficace, à tel point que les inégalités ne seraient pas sans responsabilité dans la récente crise financière elle-même. Ceci s’accompagne à ses yeux d’une perte de confiance dans la démocratie et dans l’idéal américain d’égalité des chances. S’y ajoute la course au statut social dont profitent ceux qui sont déjà le mieux dotés au départ. Stiglitz, tout en récusant l’effet de ruissellement, pointe ce qu’il appelle un « comportementalisme du ruissellement », à savoir cette sensibilité de chacun à la consommation des autres qui prospère sur un fond d’inégalités importantes et en même temps les pérennise.

Si donc, on ne croit plus, bien au contraire, que les inégalités favorisent la croissance (c’est là l’argument majeur « anti-inégalité » d’organismes jusqu’alors obsédés par la croissance comme l’OCDE), on ne croit plus non plus que la croissance serait non seulement nécessaire, mais quasiment suffisante pour réduire durablement la pauvreté. Les bénéfices apportés par la croissance se distribuent différemment selon l’état des sociétés, et en particulier leur niveau d’inégalité : plus les pays sont inégalitaires, moins la croissance économique « profite » aux plus pauvres.

Enfin et peut-être surtout, il faut compter de plus avec les effets des inégalités globales (voir notamment l’ouvrage de Jean-Michel Sévérino et Olivier Ray, Le Grand Basculement) : les inégalités entre pays – et particulièrement les différentiels importants de salaires et de pouvoir d’achat entre pays riches et pays pauvres – engendrent un modèle économique du « pauvre vers le riche », un modèle qu’ont su exploiter des pays émergents comme l’Inde ou la Chine ; ceux-ci vendent aux riches les produits qu’ils produisent à bas coûts, en profitant précisément des inégalités entre pays riches et pays pauvres. Une conséquence, au sein de ces pays, est que ce modèle néglige à la fois les producteurs – mauvaises conditions de travail, salaires très faibles – et les consommateurs puisque le marché intérieur passe après les exportations. Dans les pays riches, si les consommateurs bénéficient de produits bon marché, les délocalisations et le chômage viennent contrebalancer ce « bénéfice » ; et, par ailleurs, que les pays pauvres deviennent en s’enrichissant des clients solvables pourrait leur être très bénéfique. Pour les pays pauvres comme pour les plus riches, ce modèle ancré dans les inégalités entre pays est donc insoutenable.

Des inégalités insoutenables pour la planète

Il l’est aussi si l’on se place au niveau de la planète : dans un monde fini, les inégalités constituent une menace. Pour défendre cette thèse, il faut mettre en relation le social et l’écologique, et se demander spécifiquement dans quelle mesure les inégalités sociales elles-mêmes sont susceptibles d’affecter – de fait, d’accroître – les problèmes environnementaux, alors qu’une société – au niveau des États comme au niveau de la planète – moins inégale rendrait davantage possible leur résolution.

Nous l’avons évoqué, en accroissant les compétitions entre personnes, l’inégalité ajoute à la pression pour consommer comme moyen d’exprimer son statut. Pour les individus, cela à pousse à travailler ou à s’endetter toujours davantage et au niveau collectif, cela engendre une spirale sans fin de croissance économique, de destruction des ressources et de pollution. Le risque est alors que, avec la mondialisation et la diffusion d’un certain style de vie – qu’on pense au mode de vie des « super-riches » occidentaux mis en scène dans les séries télévisées –, les inégalités par rapport à cette norme, à la fois au sein des pays et entre pays, engendrent une course à une consommation distinctive ruineuse pour la planète. Ceci dans un contexte où, dès lors que les ressources de la planète sont finies et que les interdépendances entre pays sont étroites, du fait de la globalisation, les consommations des riches ont un impact sur le sort des pauvres. C’est le cas quand les classes moyennes indiennes et chinoises imitent le régime alimentaire carné des pays riches ; il en résulte par ricochet une augmentation du prix des céréales qui lui-même est responsable des émeutes de la faim de 2008.

Il est donc clair que non seulement l’inégalité est socialement corrosive, mais constitue l’obstacle le plus significatif à un niveau d’activité économique soutenable en termes écologiques. De plus, les inégalités entre pays autorisent des jeux de pouvoir non neutres en matière environnementale. Tant qu’il y a des pays riches et des pays pauvres, les premiers ont le pouvoir et la capacité de transférer leurs pollutions dans les seconds. Alors que, si l’on allait vers des rapports de force moins léonins, et des réglementations internationales garantissant des marchandages moins déséquilibrés, on voit mal ce qui pousserait les pays pauvres à accepter sans broncher d’accueillir sur leur sol tous les déchets des pays riches ou à brader à des firmes étrangères le droit d’exploiter leurs ressources naturelles. Et dans ce cas, les pays riches seraient incités bien plus qu’actuellement à limiter leur pollution.

Les pollueurs et les autres

On peut ajouter que tout comme les inégalités s’avèrent, de manière générale, nuisibles à un fonctionnement démocratique, l’atteinte d’un consensus mondial sur les questions environnementales et la gestion des biens communs est d’autant plus réalisable que sont limitées les inégalités entre pays. Que les inégalités majorent les tensions est patent lors des réunions internationales successives, notamment depuis le Protocole de Kyoto et les COP successives ; les questions de changement climatique y sont à présent posées en termes de justice entre pays riches pollueurs et les autres : les dégradations découlant du changement climatique mettent en péril les droits humains les plus élémentaires dans certaines parties du monde, alors que la responsabilité en revient historiquement et dans une grande mesure aux pays riches.

Ces lectures divergentes confortées par des inégalités de pouvoir vont d’autant plus peser dans les débats internationaux qu’il y a parfois des arbitrages à faire entre des mesures allant dans le sens de l’équité et d’autres privilégiant la résorption des problèmes environnementaux : d’un côté, pour aller dans le sens de l’équité, subventionner le charbon dans les pays pauvres, de l’autre, pour aller dans le sens de la durabilité, limiter l’exploitation des forêts, par exemple ; des compromis sont donc souvent nécessaires.

On est bien là face à un problème de justice globale. C’est un problème de justice distributive globale que de déterminer la répartition des coûts et des bénéfices environnementaux, face à des ressources rares. Toutes ces questions – qui doit être protégé du changement climatique, qui doit payer, qui peut avoir le droit de polluer… – sont sans aucun conteste des questions de justice distributive et elles se situent au niveau global et intergénérationnel. Le changement climatique n’a rien à faire des frontières des États. Dès lors, les principes de justice qui peuvent étayer les décisions en la matière sont clairement de nature cosmopolitiste. Et cette perspective doit être couplée avec une prise en compte de la dynamique spécifique qu’engendrent les inégalités.

Comme le notent Jean-Michel Sévérino et Olivier Ray, « la montée continue des inégalités mondiales n’a pu être gérée pour l’instant que parce qu’une part croissante des plus pauvres voyaient leurs conditions de vie s’améliorer… » Mais à l’évidence, dans un monde fini, on ne peut compter sur l’accroissement infini de la taille du gâteau, et le butoir écologique constitue l’argument suprême pour défendre la lutte contre les inégalités mondiales. Non seulement donc les problèmes environnementaux constituent un vrai défi de justice globale, mais une perspective de justice globale, dépassant le cadre des États et focalisée sur les inégalités, constitue la voie la plus pertinente pour résoudre ce problème. Ce qui constitue un projet politique, peut-être le projet utopique dont on aurait tant besoin.

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