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Les mots du management : et si on faisait le ménage ?

Peut-on sortir de l'engrenage des définitions du mot « management » ? sme.org

On parle beaucoup de management, et souvent pour ses côtés sombres. On peut le comprendre, tant un mauvais management peut faire de dégâts ! Or, à employer les mots « manager » et « management » sans se reposer précisément la question de leur signification et de leur histoire, on finit par perdre ses repères ! Un retour aux sources pourrait bien être salutaire.

Cinq sens très inspirants

« Management », nous dit Le Dictionnaire Robert historique de la langue française, vient de « ménagement », et le verbe « manager » de « ménager ». Le dictionnaire Larousse nous dit que le ménagement est « la mesure, la modération dans sa conduite à l’égard des autres » et donne cinq définitions de « ménager » :

  1. employer quelque chose avec économie, avec mesure pour l’utiliser au mieux ;
  2. préserver son corps, ses forces pour pouvoir continuer d’en bénéficier ;
  3. traiter quelqu’un avec certains égards, pour ne pas lui déplaire, le fatiguer ;
  4. pratiquer une ouverture, un passage, l’arranger, le maintenir ;
  5. préparer quelque chose à quelqu’un, l’organiser pour lui.

La mesure (au sens de la modération) est au cœur du concept de ménagement : il n’est guère étonnant que Fayol, dans son ouvrage de 1916 (Principes d’administration industrielle et générale) assortisse les quatorze principes qu’il propose de la nécessité d’en avoir une application mesurée. Ceux qui disent qu’on ne peut gérer que ce qui est mesurable ont tort si par mesure on entend évaluation explicite et, le plus souvent, quantifiée. Mais ils ont raison si l’affirmation indique qu’on ne peut manager que ce qui peut être appréhendé avec mesure.

De l’importance des mots : une culture du ménagement

D’un point de vue culturel, nous pouvons faire l’hypothèse qu’un mot anglais réimporté, même s’il vient du français, n’aura pas la même richesse sémantique perçue que le terme français d’origine. Lorsqu’un Français parle de « ménagement » ou de « ménager », il a en tête, de façon plus ou moins explicite, l’ensemble de la généalogie et des significations du mot. Les définitions de « management » et de « manager » sont effectivement moins polysémiques : le même dictionnaire Larousse indique que le management est « l’ensemble des techniques de direction, d’organisation et de gestion de l’entreprise » et aussi « l’ensemble des dirigeants d’une entreprise ».

La définition anglaise du Cambridge dictionary est un peu plus riche : le management est « the activity or job of being in charge of a company, organization, department, or team of employees », « the group of people who control a company or organization » ou « the activity of controlling something, or of using or dealing with something in a way that is effective ».

Ménageur plutôt que manager (même en anglais !)

Imaginons à présent que nous utilisions « ménager » et « ménagement » au lieu de « manager » et « management ». Un ménageur – et non un manager- est quelqu’un qui ménage ses troupes : il est attentif et bienveillant, respectueux de ses subordonnés. Il « aménage » leur temps de travail et leurs contributions au projet commun. Il les oblige à « se ménager ». Il ouvre des voies, crée des trajectoires que ses équipes puissent emprunter, il en vérifie la pertinence à l’épreuve des faits. Ménager veut dire aussi « ne pas ennuyer » : ménager quelqu’un c’est l’épargner (toujours cette économie de l’effort !), « je le ménage sinon il va craquer ».

Cette nuance sémantique pourrait être révélatrice de la façon dont le verbe « manager » a intégré, en français, l’histoire plus contemporaine du management et, d’un certain point de vue, son potentiel de violence : si, dans le langage quotidien de la vie des entreprises, on dit d’une personne qu’elle « devrait être ménagée » c’est qu’on lui en demande trop et qu’on devrait faire attention. Si on dit qu’elle « devrait être managée », c’est qu’elle fait n’importe quoi ! « Il faut que je le manage » indique une reprise en main. « Il faut que je le ménage » laisse anticiper un rééquilibrage de la charge de travail. « Je le manage, sinon il (ou elle) va craquer » : c’est qu’il faut que je reprenne les rênes. « Je le ménage, sinon il (ou elle) va craquer : c’est qu’on exagère avec cette personne et qu’on abuse de sa conscience professionnelle. Certes, un « ménageur » (ou, attention, une ménageuse, pas une ménagère !) pourrait aussi désigner quelqu’un qui fait le ménage, ce qui ne renvoie pas nécessairement à des situations faciles à vivre. Mais convenons, en première analyse, que l’emploi des termes français d’origine aurait quelques vertus.

Innover en ménagement

En conséquence, l’innovation managériale – un thème en vogue aujourd’hui – pourrait être mieux comprise si on parlait « d’innovation en ménagement ». Innover en ménagement, c’est innover dans la façon d’être économe et mesuré. C’est innover dans la façon de préserver ses forces, dans le type d’égards qu’on utilise pour traiter quelqu’un ou dans le type de personnes pour lesquelles on décide qu’il faut des égards. C’est innover dans le genre d’ouverture ou de passage que l’on conçoit et dans la façon dont cette ouverture ou ce passage seront arrangés et maintenus, et pour qui, et dans quelles situations. C’est encore innover dans le type de choses que l’on prépare ou organise pour quelqu’un, et comment on s’y prend, et pour qui on le fait. Convenons que cette décomposition du terme pourrait, a minima, stimuler une réflexion plus sereine et moins prisonnière des modes, vu les ambiguïtés qui accompagnent la notion d’innovation managériale.

Ce retour au ménagement et aux cinq sens historiques de « ménager » est finalement assez proche de la façon dont Peter Drucker – un consultant célèbre, et le premier « professeur de management » aux États-Unis, en 1945 – parle du management : comme une fonction sociale et comme un « art libéral ». Selon Drucker (voir son ouvrage The New Realities, 1988, ou le chapitre 1 de The Essential Drucker, 2001), le management

traite d’action et d’application, et il teste ses résultats, ce qui en fait une technologie. Mais le management concerne aussi des personnes, leurs valeurs, leur épanouissement et leur développement, et cela en fait une humanité […]. Le management est donc ce qu’on appelle traditionnellement un “art libéral” : “libéral” parce qu’il traite des fondamentaux que sont la connaissance, la connaissance de soi, la sagesse et le leadership ; “art” parce qu’il concerne aussi la pratique et l’application ». (pages 12-13).

Au-delà des jeux sur les mots, tout cela ménage une ouverture intéressante en ce qu’elle rappelle la double nature fondamentale du management et nous incite – chercheurs, consultants, managers – à nous vivre à la fois comme concepteurs de management innovant et comme militants et défenseurs d’un management à visage humain, un management raisonnable plutôt que rationnel, un management durable, comme on dit aujourd’hui.

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