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Expliquer pour mieux agir

Les passions indépendantistes et la démocratie

A Madrid, le 7 octobre, une manifestation en faveur du dialogue. Gabriel Bouys / AFP

L’amour de la nation est souvent une passion conservatrice, voire réactionnaire ou extrémiste, il est plus rarement un sentiment adossé à l’idée de progrès. On le voit, aujourd’hui, avec partout dans le monde la poussée de forces d’extrême droite, souverainistes, soucieuses d’obtenir la fermeture de la société sur elle-même, et plus ou moins obsédées par l’homogénéité culturelle, voire ethnique ou raciale du corps social.

Pourtant, dans l’histoire, il est arrivé que le thème de la nation soit associé à des logiques d’émancipation : il en a été ainsi, notamment, en 1848 avec le « printemps des peuples » qui a fleuri dans plusieurs pays d’Europe. Et dans la période actuelle, ou récente, certaines mobilisations à forte teneur nationaliste ne peuvent en aucune façon être taxées d’extrémisme antidémocratique. Ceci vaut pour l'Écosse, où le référendum pour l’indépendance (septembre 2014) s’est soldé par la victoire du « non » (plus de 55 % des suffrages exprimés), comme pour la Catalogne et le Kurdistan, où le oui à l’autodétermination vient de l’emporter.

Ce type de situation pose de belles questions de philosophie politique, et appelle une réflexion nuancée et complexe, mobilisant des catégories variées : démocratie, légitimité, nation, etc. Il pose aussi la question du réalisme en politique : le moment du vote n’est pas nécessairement celui où la raison et la réflexion en profondeur l’emportent.

Légitimité et légalité

Un État peut difficilement accepter la sécession d’une partie du territoire national. Pour fonder son refus de toute amputation, il mettra en avant la Constitution, et donc la légalité, et il cherchera dans la communauté des autres États un appui, ou tout au moins une compréhension. Mais la légalité n’est pas nécessairement la légitimité dont les pouvoirs centraux – à Londres, Madrid ou Bagdad – n’ont pas l’exclusivité : comme en Écosse, les mobilisations catalanes et kurdes en Irak ont une réelle légitimité, à défaut d'être légales. Ainsi, deux légitimités s’affrontent dans ces expériences, celle d’un État, de l’ordre, de la légalité, et celle d’une Nation minoritaire qui tente d’être reconnue et de se doter d’un État.

L’État espagnol est un État fort, et démocratique depuis les années 70, l’État irakien est faible. Dès lors, l’affaire catalane est, pour l’essentiel, contenue dans le cadre de l’État-nation espagnol, alors que le dossier kurde est dominé par les intérêts de nombreux États plus ou moins concernés pour lesquels l’indépendance du Kurdistan irakien est inacceptable. Seul à ce jour Israël a fait connaître son soutien au référendum organisé par le Président Barzani.

Défilé pour l'unité de l'Espagne, le 7 octobre, à Madrid. Javier Soriano/AFP

Dans le cas espagnol, la démocratie est première, et avec elle l’État de droit. Dans le cas irakien, la géopolitique régionale et mondiale joue un rôle décisif. Encore faut-il ajouter qu’en ce qui concerne l’Espagne, la question débouche sur des dimensions européennes importantes – on notera que jusqu’ici, les chefs de gouvernement des pays de l'Union européenne ont été d’une grande discrétion sur ce sujet.

Le périmètre du référendum

Qu’il s’agisse de Madrid ou de Bagdad, l’absence d’ouverture est frappante. Quand David Cameron avait été confronté à la demande écossaise d’autodétermination, il avait su trouver la voie d’un processus démocratique. Quand, en 1988, Michel Rocard avait su faire aboutir à Matignon une négociation particulièrement délicate à propos de la Nouvelle-Calédonie, il s’agissait bien, là aussi, de faire prévaloir l’esprit démocratique.

Ces jours-ci, ce n’est pas ce que l’on observe de la part des pouvoirs espagnol et irakien qui ont choisi, en tout cas pour l’instant, de fermer la porte à toute discussion et même, s’il s’agit de l’Irak, de fermer les aéroports internationaux de Souleymanieh et Erbil.

Enfin, à partir du moment où une séparation est en jeu, le périmètre d’un vote éventuel est susceptible d’être au cœur de conflits. L’exemple récent du débat autour de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes, peut illustrer ce type de question : quand le pouvoir a annoncé la tenue d’un référendum, la question qui s’est posée a été celle du territoire concerné par le vote : la commune, l’agglomération nantaise, plus encore… ? De même, bien des adversaires de l’idée d’indépendance pour la Catalogne ont indiqué qu’un référendum n’aurait eu à leurs yeux de sens qu’à l’échelle de l’Espagne.

Des mobilisations profondément démocratiques

Il serait injuste de rejeter les mobilisations de Catalogne ou du Kurdistan irakien dans les ténèbres de la non-démocratie : elles ont été et demeurent profondément démocratiques, et n’envisagent en aucune façon un régime politique qui ne le serait pas. L’autoritarisme et la violence ont été, pour l’instant, du seul côté espagnol face aux indépendantistes catalans. Le quasi-État que constitue déjà le Kurdistan est doté d’institutions démocratiques exceptionnelles dans cette partie du monde, avec notamment, l’inscription dans la Constitution de l’égalité des hommes et des femmes.

À Erbil (Kurdistan irakien), le 29 septembre 2017, des jeunes protestent contre l'embargo aérien décrété par Bagdad. Safin Hamed/AFP

En Catalogne, une réelle maturité politique a toujours prédominé, il n’y a pas eu l’équivalent du terrorisme basque d’ETA. De même, le Kurdistan irakien est désireux de discuter et négocier son statut, il pourrait se satisfaire d’une solution intermédiaire – de type confédéral – entre la situation actuelle et l’indépendance. Dans les deux cas, le nationalisme présente, certes, quelques aspects qui pourraient inquiéter, et les tensions internes à la Catalogne comme au Kurdistan irakien sont considérables. Mais rien ne permet d’affirmer que les votes, en Catalogne ou au Kurdistan, annoncent nécessairement des dérives dangereuses.

Dans le cas catalan, il faut regretter que des mécanismes démocratiques internes à l’Espagne n’aient pas à ce jour été activés ; et dans le cas kurde, il faut d’abord s’inquiéter de voir la communauté internationale incapable d’apporter une autre réponse que purement négative et hostile à une initiative légitime, alors même qu’existent des possibilités de sortie du problème par le haut.

L’enjeu de la temporalité

Et c’est ici qu’il faut faire intervenir dans l’analyse la question de la temporalité, indissociable de celle du réalisme politique.

Les ressources dont dispose dans les deux cas chacune des deux parties ne sont pas symétriques. Les pouvoirs centraux ont, en fait, de nombreux et puissants leviers à actionner – économiques, financiers, politiques et géopolitiques. Ils peuvent mettre en place un blocus, au moins partiel, éventuellement avec l’aide d’autres États, exercer des pressions en tous genres. Ils peuvent s’appuyer sur certains acteurs du secteur privé, des chefs d’entreprise qui, par exemple, peuvent en déplacer le siège et les activités.

En face, les dirigeants indépendantistes n’ont pas les mêmes ressources. Si un traitement politique, négocié, de leurs demandes leur est refusé, ils risquent d’entrer en dissidence, d’envisager la violence ou de devoir la laisser apparaître, ou bien encore céder, au risque alors d’un immense découragement de la partie de la population qui les a soutenus.

Les pulsions indépendantistes sont chargées d’utopie, d’émotion et de passions, plus que d’anticipation rationnelle et stratégique, et la capacité de traiter dans un esprit d’ouverture et de dialogue des demandes qui sont à la fois démocratiques et nationalistes comme celles de Catalogne ou du Kurdistan irakien est toujours faible. Ne pas tout faire pour aller dans ce sens ne peut que dangereusement pousser vers la violence et le rejet de la démocratie des forces qui, pour l’instant, en sont très éloignées.

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